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L’homme qui a tué Ben Laden raconte
Le titre s’étale sur toute la couverture, en lettres capitales blanches sur fond noir : « L’homme qui a tué Ben Laden … est dans la merde ». Le magazine américain Esquire a publié un long portrait du concerné le 11 février sur son site internet. L’interview fleuve (plus de 15 000 mots) paraîtra dans l’édition papier du mois de mars.
Polémique
L’article rédigé par Phil Bronstein, directeur du Center for Investigative Reporting (« la plus ancienne organisation à but non-lucratif de reportage d’investigation « ) s’est vite retrouvé au coeur d’une polémique. Ce sont par ces quelques lignes que tout a commencé :
« Mais le Tireur (le nom n’est jamais cité, il est appelé « the Shooter » tout au long du texte, ndlr) s’est rendu compte bien assez tôt que quand il quitte la Navy au bout de seize ans de service, son corps marqué de cicatrices, arthrite, déficiences visuelles, et hernies discales, voilà ce qu’il obtient de son employeur et sa nation reconnaissante : Rien. Pas de retraite, pas d’assurance maladie, et aucune protection pour lui-même ou sa famille. »
Ce qui a gêné dans ce passage, c’est l’accusation envers l’Etat américain mais surtout, le fait que l’information soit erronnée. En effet, comme nous l’apprend le site Stars and Stripes qui traite toutes les informations concernant le monde militaire américain, tous les soldats ayant pris part aux conflits en Irak et Afghanistan, forces spéciales ou non, ont droit à cinq ans d’assurance maladie garantie par le Department of Veterans Affairs. « Personne ne lui a jamais dit que c’était à sa disposition », a répondu Bronstein. La version américaine du site Slate signale que malgré l’absence de toute mention de cette assurance maladie dans la version en ligne de l’article, la version imprimée n’a pas cette lacune. Depuis la mise en ligne, Esquire a ajouté une note sur la première page pour informer le lecteur qu’une « correction a été annexée à la fin de l’article ».

« Une précédente version de ce récit présentait de manière incorrecte la mesure qui offre aux vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan cinq ans de prestation de soins de santé. » Image : capture du site
Quant à la retraite, il faut avoir effectué 20 ans au sein de l’armée pour pouvoir y prétendre. Or, le tireur a quitté son poste quatre ans avant l’échéance. Il faisait partie de la Team 6 des Navy SEALs (pour Sea, Air and Land Teams, ndlr), une section des forces spéciales de l’armée.
Le tireur vit avec ses enfants et son ex-femme, qui ne l’est que devant la loi. « On s’aime toujours » dit-elle. « Personnellement, je me sens plus menacée par une attaque terroriste de représailles sur notre communauté qu’il y a huit ans. » C’est pour cette raison qu’elle a émis le souhait d’effacer juridiquement le shooter de sa vie. Reprendre son nom de jeune fille et le transmettre aux enfants, racheter la maison, les voitures … Quand Bronstein écrit qu’ils n’ont droit à » aucune protection« , il fait référence aux programmes de protection en cas de menace. Il n’y en a aucun prévu spécialement pour eux, alors que le danger serait immense si le nom venait à être exposé. Le tireur raconte comment il a appris à sa femme à caler la carabine contre le mur pour ne pas se déboîter l’épaule et à ses enfants à se cacher dans la baignoire, « l’endroit le plus sûr, le plus fortifié de la maison ».
La rencontre
Dans une interview visuellement sobre, en noir et blanc et agrémentée de photos pour illustrer ses paroles, Phil Bronstein commente le témoignage du tireur et raconte l’histoire de son article. « Je l’ai connu par le biais d’amis en commun. […] J’ai passé à peu près neuf ans à couvrir des pays en conflits, les Philippines, le Salvador en Amérique latine, et le Moyen-Orient qui a été ma dernière mission, pour la guerre du Golfe en 1991. […] On échangeait nos histoires de guerres, parce qu’on comprenait la dimension dramatique, de violence et de peur qui va avec. Le fait que j’aie eu ce genre d’expérience […] lui a permis de se sentir plus à l’aise. » Comment a-t-il pu être certain qu’il s’agissait de la bonne personne ? C’est en partie parce que « compte tenu des informations qu'[il] avait sur le lieu de l’opération, la dispostion de l’enceinte, c’est sa version de l’histoire qui était la plus crédible« , et grâce à des témoignages d’anciens Navy SEALs recueillis au cours d’un dîner à Washington. Le Shooter a accepté de lui livrer son histoire à plusieurs conditions : son nom ne serait jamais révélé, et ils ne commenceraient qu’après son départ de l’armée.
Sur la « vie après la Navy », voici ce qu’il a à dire : « L’armée fait un très bon boulot quand il s’agit d’intégration, mais un très mauvais job quand les agents se retirent. […] Des présidents d’entreprise m’ont dit qu’ils apprécieraient les qualités [des anciens militaires], mais il n’existe aucun système en place pour aider ces gars à réintégrer une vie civile et transformer leurs compétences en atouts pour entrer sur le marché du travail. »
Les temps sont durs pour tout le monde, même les héros nationaux.
Une autre vidéo accompagne l’article. Des dessins épurés, peu animés mais résumant clairement les actions décrites se superposent aux extraits de l’interview interprétés par un comédien. Courrier International a traduit la version anglaise, voici donc la vidéo sous-titrée en français :
Quelques extraits traduits
Au début de la guerre en Irak, on utilisait des morceaux de Metallica pour amollir les gens avant de les interroger dit le Tireur. Metallica a eu vent de cette histoire et ils ont dit « Hey, s’il vous plaît n’utilisez pas notre musique parce qu’on ne veut pas promouvoir la violence. » Je me suis dit, Mec, vous avez un album intitulé Kill ‘Em All.
Le chef SEAL, plus détendu que jamais, a dit « Okay, on n’a jamais été aussi près d’OBL. » Et c’est tout. Il nous a regardés et on l’a regardé en acquiescant. Il n’y a pas eu de manifestation de joie à la con. On pensait, Ouais, okay, bon. Il est temps qu’on tue ce fils de pute. C’était simple.
A Jalalabad, le Shooter remarque l’analyste de la CIA qui fait les cent pas. « Elle m’a demandé pourquoi j’étais aussi calme. Je lui ai dit On fait ça toutes les nuits. On va dans une maison, on cherche la merde avec des gens, et on repart. Ce sera juste un plus long vol ». Elle m’a regardé et a dit » 100% sûre qu’il est au troisième étage. Alors allez jusque-là si vous pouvez. »
Je me souviens qu’on a viré vers le sud, ce qui voulait dire qu’on allait bientôt frapper. On avait encore une quinzaine de minutes. Au lieu de compter, pour une raison inconnue je me suis récité à moi-même la citation de George Bush du 11 septembre : la Liberté elle-même a été attaquée ce matin par un lâche sans visage, et la liberté sera défendue. Je n’entendais que sa voix, et c’était percutant. J’ai commencé à me la répéter encore et encore. Ca m’a gonflé à bloc. J’étais là : c’est vraiment maintenant.
On a traversé pour rejoindre le côté sud du bâtiment principal. Là le Shooter tombe sur un membre de l’équipe qui lui dit « Hey mec, je viens de tuer une femme » Il était inquiet. Je lui dis de ne plus l’être. « On doit penser à la mission, pas à si on allait finir en taule. »
Il y avait Ben Laden planté là. Il avait ses mains posées sur les épaules d’une femme, en la poussant devant lui, pas exactement vers moi mais dans la direction du vacarme du couloir. C’était sa plus jeune femme, Amal. Et je me souviens que pendant que je le regardais pousser ses derniers souffles, je me suis dit : Est-ce que c’est la meilleure chose que j’ai faite de ma vie, ou la pire chose que j’ai faite de ma vie ? C’est pour de vrai et c’est lui. Putain de merde.
« J’ai quitté les SEALs vendredi » m’a-t-il dit au rendez-vous qui a suivi. C’était un peu avant les trente-six mois qui le séparaient des vingt ans de service requis avant la retraite officielle. « L’assurance maladie pour moi et ma famille a pris fin à minuit vendredi. J’ai demandé s’il y avait une sorte de transition entre ma Tricare et le Blue Cross Blue Shield. Ils ont dit non. Vous avez fini votre service, votre couverture est terminée. Merci pour vos seize années. Allez vous faire foutre. »
Lucie Hovhannessian