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Comment Hollande a divisé Le Monde
Un journal doit-il se positionner en politique ? Plus précisément, Le Monde doit-il encore prendre parti pour un candidat lors d’une élection présidentielle ? C’est la question qu’Yves Jeuland s’est posée, en s’immisçant au cœur du service politique du journal lors de la campagne présidentielle de 2012. En présentant en exclusivité les premières images de son documentaire «Ainsi va Le Monde» lors des Assises du journalisme à Metz, ce mardi 5 novembre, il a en tout cas jeté un pavé dans la mare. Celle qui voit s’entrecroiser rédaction et politique.

Yves Jeuland s’est véritablement immiscé au cœur de la rédaction, et a tenté de faire ressortir ce qui l’a particulièrement marqué (Photo Nathan Gourdol).
«Notre job est-il de dire aux gens ce qu’ils doivent faire ? »
Pour discuter de la position du journal jusqu’à la présidentielle, trois réunions de plus de trois heures ont divisé la rédaction. Le premier extrait diffusé, d’une quinzaine de minutes, retrace les moments forts de ces trois rendez-vous. Yves Jeuland, qui tournait seul pour être le plus en retrait possible et laisser vivre le débat naturellement, n’a pas glissé sa caméra ici par hasard. Les débats opposent deux visions, les partisans de la prise de position, et ceux qui ne le souhaitent pas. Dans son documentaire, les phrases chocs fusent : « On serait tous choqués si France Inter prenait position. Le Monde se rapproche de ça – Je t’arrête immédiatement, on n’est pas France Inter, on n’est pas un journal de service public. On est indépendants. » Les esprits s’échauffent quelques peu. Yves Jeuland estime que le débat dérive même sur des règlements de compte plus anciens. Même parmi les partisans d’une même idée, les arguments varient. Pour le non à la prise de position par exemple, certains défendent la neutralité essentielle au journaliste : « Je connais un journal de droite, un certain Figaro, qui déconsidère la presse dans la manière dont il traite l’information. Nous sommes auMonde ni pour être le porte-parole de l’Élysée ni pour être le pantin de l’opposition ». D’autres ne voient pas l’intérêt de vanter Hollande plutôt que Sarkozy: « Il faut mesurer ce qu’est devenu la droite. Dans les meetings de Sarkozy, les noms d’arabes et de noirs sont hués, c’est ce qu’on vit. Mais de l’autre côté, la campagne d’Hollande c’est de la pure tactique. Il fait vieille garde socialiste. Il y aurait un malaise pour beaucoup de travailler pour un journal qui a appelé à voter Hollande.». Pour les journalistes favorables à la prise de position, là encore, les arguments sont divers, avec d’abord celui du passé historique du journal: « Tous les jours sur la planète on fait des éditos pour dire ce que l’on pense, nous y compris. On est positionnés au centre-gauche, il paraît légitime de se pencher plutôt vers Hollande. ». Beaucoup préconisent de se positionner à gauche pour montrer le désaccord avec certaines thématiques du candidat Sarkozy : « La thématique de racisme, de rejet, d’exclusion, développée et encouragée par la droite, doit pousser à prendre position. ».

Nabil Wakim, rédacteur en chef du Monde.fr estime que les débats autour de la prise de position étaient nécessaires, pour les besoins du collectif (Photo Nathan Gourdol).
« Deux éditos un peu teintés, pas plus »
Nabil Wakim, rédacteur en chef du Monde.fr était présent à cette avant-première, pour rebondir aux images du film qui devrait sortir dans les salles en 2014. La première question qui vient est de savoir comment s’est terminé le débat. « Le jour de l’élection, on a fait paraître un édito du directeur du Monde qui n’appelle pas à voter Hollande, mais sous-entend de manière très nuancée que Le Monde prend position pour lui. En tout cas, il n’appelle pas à voter pour Sarkozy. Deux jours plus tôt, on avait déjà un peu la réponse à notre position, après avoir publié un édito très sévère sur la campagne xénophobe de la droite. Mais c’étaient deux éditos un peu teintés, pas plus. Pas de position clairement édictée. », précise Nabil Wakim.
Il revient sur les tractations qui ont touché la rédaction: «Sur le fond, les gens étaient assez proches les uns des autres. Une rédaction est un collectif, et parfois ça explose. Ce genre de moment est important pour une rédaction, cela nous forge, nous ressemble, nous rassemble. Cela permet de nous recentrer sur notre identité ». A la question de savoir si les actionnaires du journal, plutôt ancrés à gauche, ont pu influencer la ligne choisie, Nabil Wakim est catégorique « Il n’y a pas eu d’intervention directe des actionnaires durant le débat sur la prise de position du journal. Mais forcément, il fut rendu plus compliqué par une éventuelle peur de représailles. Mais on n’a jamais eu de réflexes d’auto-censure. ». Une chose est sûre, Yves Jeuland a réussi son objectif. Il est parfaitement dans le but qu’il s’était fixé. «Ce n’est pas sur François Hollande que je voulais me concentrer, mais sur le travail des journalistes avant l’élection. Ce n’était pas la campagne dont je voulais rendre compte. » tempère le réalisateur.
Fasciné par Le Monde depuis qu’il est enfant, il a réussi avec les premières images d’«Ainsi va Le Monde» à faire entrer le spectateur dans l’univers particulier de sa rédaction. Il faudra attendre l’an prochain pour découvrir l’intégralité de son parcours dans les coulisses du journal fondé par Hubert Beuve-Méry.
Nathan Gourdol