La vie d’ado, la vie d’adulte, la vie d’Adèle

Le long métrage La vie d’Adèle a été sacré Palme d’Or 2013 en mai dernier. Le film d’Abdellatif Kechiche avait fait l’unanimité parmi les festivaliers (presse, professionnels du cinéma, cinéphiles), il a aussi séduit le jury. En 66 Festivals de Cannes, c’est le septième film français qui remporte le Graal cinématographique, et le tout premier qui est adapté d’une bande dessinée (Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, prix du public à Angoulême en 2011). Ça n’aura échappé à personne, le film raconte une histoire d’amour, mais ce n’est peut-être pas le sujet principal.

Léa Seydoux, Abdellatif Kechiche, Adèle Exarchopoulos et la Palme d’Or.       Photo : D.R.

Léa Seydoux, Abdellatif Kechiche, Adèle Exarchopoulos et la Palme d’Or. Photo : D.R.

Adèle (Adèle Exarchopoulos) a 17 ans, elle est en première au lycée Pasteur à Lille. Elle fait partie d’un groupe de filles, elle s’ennuie en cours, elle parle de sexe à la cantine, elle se fait charrier par ses copines,… Bref, Adèle est une adolescente comme les autres. Et comme beaucoup de filles de 17 ans, elle a encore du mal à trouver sa place, à savoir qui elle est, ce qu’elle veut. En allant à un rendez-vous avec un garçon dont elle n’a pas vraiment envie, elle croise sur un passage piéton une fille aux cheveux bleus (et manque de se faire écraser). La fille l’intrigue, l’attire, et Adèle commence à se poser des questions. La nuit, elle s’imagine en train de l’embrasser, la toucher,… Plus tard, elle retrouve cette fille, Emma (Léa Seydoux), alors qu’elle s’aventure dans un bar lesbien. Au fil des rencontres et des discussions sur la peinture, la littérature, la philosophie, elles tombent amoureuses et entament une relation passionnée.

À travers les âges

La vie d’Adèle n’est pas une histoire d’amour. C’est l’histoire d’une jeune fille qui passe à l’âge adulte, vue à travers le prisme d’une histoire d’amour. Au début du film, Kechiche dresse un tableau de la vie d’ado. Adèle qui se laisse porter par ses copines qui lui font remarquer qu’Untel la regarde. Adèle qui se trouve moche. Adèle qui ne sait pas trop comment se coiffer. Adèle qui ne sait pas recevoir de compliments. Adèle qui se caresse seule dans son lit. Adèle qui couche avec le Untel précédemment mentionné parce qu’il veut bien d’elle, alors qu’elle ne l’apprécie guère. Adèle qui ne prend pas de plaisir avec Untel. Adèle qui commence à se dire que quelque chose cloche et qu’elle n’est pas normale. Adèle qui pense à la fille croisée dans la rue pendant qu’elle se caresse. Des périodes qu’on traverse tous : le doute, l’envie, les découvertes, les expériences nouvelles … et le rejet.

Adèle est absente de la première affiche du film disponible…

Adèle est absente de la première affiche du film disponible…

La deuxième fois qu’Adèle voit Emma, c’est quand celle-ci vient la retrouver devant son lycée. Elle plante alors ses « amies » et part avec Emma. Le lendemain, à son arrivée dans la cour, c’est un interrogatoire :

« C’est qui cette fille ? Elle est gouine ? Elle a l’air gouine ? T’as vu sa façon de marcher ? Et pourquoi tu marchais aussi près d’elle, tu lui lèches la chatte ? T’es lesbienne ? Est-ce que tu parles toujours aussi près des gens ? Pourquoi tu nous as pas dit au revoir ? Pourquoi tu nous as pas présentées ? Quand tu dors chez moi, tu veux me lécher la chatte aussi ? Tu mates mon cul c’est ça ? Tu lècheras jamais ma chatte ! Sale gouine ! »

Face à l’acharnement de ses prétendues amies, Adèle nie, se défend, prend en pleine figure cette façon cruelle qu’ont les adolescents de juger les autres au nom du groupe auquel ils appartiennent, sans même connaître la vérité, pour sauvegarder leur place.

L’amour prend une place de plus en plus importante entre Emma et Adèle, ce que nous fait comprendre Kechiche avec les fameuses longues scènes d’amour charnel. On les suit quelques temps dans cette folie adolescente, et puis il y a une ellipse, très claire puisqu’Emma passe du bleu au blond. On change d’époque, on change d’âge. Les deux jeunes filles vivent ensemble, Emma tente de vivre de ses œuvres (elle était aux Beaux-arts au moment de leur rencontre), et Adèle a réalisé son projet de devenir institutrice. Elle n’est plus cette ado qui mange salement les spaghettis bolognaise de son père devant la télé et qui rassemble à la va-vite ses cheveux en un chignon déstructuré au-dessus du crâne. Elle a troqué ses jeans pour des robes et des collants. Elle cuisine. Des spaghettis bolognaise. On ne les voit plus faire l’amour avec autant de chaleur et de fougue. En même temps qu’elles mûrissent, l’amour faiblit.

Le film raconte l’amour, bien sûr, mais il raconte avant tout la vie d’Adèle. Tout simplement.

Parlons de sexe

Difficile d’écrire sur cette Palme d’Or sans aborder le sujet dont tout le monde parle : les longues scènes de sexe. Elles ont leur place dans le récit, c’est indéniable, la question est de savoir pourquoi elles sont aussi longues et aussi explicites. Il y en a trois et elles laissent très peu de place à l’imagination. Certains ont crié au porno, c’est exagéré. En revanche, ces scènes rentrent largement dans la catégorie « érotique ».

Les plans serrés sur les visages et les regards alimentent la tension. Photo : D.R.

Les plans serrés sur les visages et les regards alimentent la tension. Photo : D.R.

Ces scènes sont très belles. Belles parce qu’il s’agit de deux très belles filles, c’est toujours agréable à voir. Belles parce qu’elles offrent le spectacle d’une passion, d’une sensation, d’un sentiment. Belles cinématographiquement parce que le décor est beau, parce que le montage les rend vivantes. De plans larges sur leurs corps entremêlés en plans serrés sur leurs visages, leurs mains, leurs regards, Kechiche nous oblige à plonger dans leur jouissance, comme s’il voulait qu’on la ressente. Il n’y a pas de musique, les puissantes enceintes de la salle de cinéma transmettent seulement leurs soupirs, leurs gémissements, le bruit des claques d’Emma sur les fesses d’Adèle. Pas de fioritures, pas de chichis, Kechiche a simplement filmé ce qu’on voit et ce qu’on entend quand deux personnes font l’amour. C’est brut, et à la fois affiné, embelli, emballé dans la sensibilité du réalisateur et le jeu impressionnant des actrices.

Le problème de ces scènes, c’est le contexte dans lequel le spectateur en est témoin. Bien sûr qu’elles sont gênantes quand vous êtes assis à côté d’un inconnu dans une salle de cinéma de 100, 500, 1 000 places. Bien sûr que c’est dérangeant d’être plongé dans l’intimité de deux êtres, bien sûr qu’une scène de sexe au cinéma, c’est toujours un moment étrange. Il n’y a qu’à voir la réaction de la salle. Les gens parlent, les gens rient, les gens partent même. Assis dans leur canapé devant leur télévision, ils n’auraient peut-être pas les mêmes réactions.

L’avis d’une connaisseuse

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Julie Maroh, auteure de Le bleu est une couleur chaude et lesbienne, a une autre explication à ces réactions :
Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y a-t-il eu quelqu’un pour leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou pour leur faire visionner un porno dit lesbien (malheureusement il est rarement à l’attention des lesbiennes). Parce que – excepté quelques passages – c’est ce que ça m’évoque : un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porno, et qui m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hérétonormé-e-s parce qu’ils/elles ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les homos et autres transidentités parce que ça n’est pas crédible et qu’ils/elles trouvent tout autant la scène ridicule.  Et parmi les seuls qu’on n’entend pas rire il y a les éventuels mecs qui sont trop occupés à se rincer l’œil devant l’incarnation de l’un de leurs fantasmes.
Je comprends l’intention de Kechiche de filmer la jouissance. Sa manière de filmer ces scènes est à mon sens directement liée à une autre, où plusieurs personnages discutent du mythe de l’orgasme féminin, qui… serait mystique et bien supérieur à celui de l’homme. Mais voilà, sacraliser encore une fois la femme d’une telle manière je trouve cela dangereux.
En tant que spectatrice féministe et lesbienne, je ne peux donc pas suivre la direction prise par Kechiche sur ces sujets.
Mais j’attends aussi de voir ce que d’autres femmes en penseront, ce n’est ici que ma position toute personnelle.

(Lire tout son billet à propos du film et son succès ici )

La vie d’Adèle est un très beau film, plein de vie. Ce sont trois heures éprouvantes, qui font rire, pleurer, aimer. Ce n’est pas un film qui se regarde passivement, il embarque le spectateur dans l’intimité du personnage. Abdellatif Kechiche, grâce à ses séquences très longues, ses gros plans, et ses deux merveilleuses actrices principales, a réussi à filmer la vie à l’état pur. Tout paraît tellement naturel, probable, crédible. De nombreux moments rappelleront au spectateur des souvenirs, des sensations passées ou présentes, ramèneront le souvenir d’un lycée, d’un amant, d’un amour, d’un ami, d’un bonheur ou d’une souffrance.

On peut regretter qu’à présent, la plupart des gens vont aller voir le film juste pour les scènes d’amour, grâce à (ou à cause de) la polémique. Le sexe, ça fait vendre, et l’ombre du coup marketing plane sur le chef-d’œuvre qu’est La vie d’Adèle. La Palme d’Or aurait suffi.

Lucie Hovhannessian