Espagne : le père de la Transition Démocratique est mort

Adolfo Suárez, premier président démocratiquement élu en Espagne après la mort de Franco, est décédé le 23 mars dernier. Le gouvernement a décrété trois journées de deuil officiel et a renommé l’aéroport de Madrid de son nom. Retour sur la rencontre entre un homme et l’histoire d’un pays.

 

L’ensemble de la presse nationale a rendu hommage au chef d’orchestre de la Transition (de 1975 à 1981), passage du franquisme à la Démocratie. « Ça a été le courage personnifié et le plus ferme défenseur du dialogue et du consensus. Mais, Adolfo Suárez (Cebreros 1932 – Madrid 2014) entre surtout dans l’Histoire pour avoir dirigé le passage de l’état dictatorial à la démocratie constitutionnelle en deux ans et demi seulement, malgré les efforts pour l’en empêcher de l’extrême droite, du terrorisme de l’ETA et du GRAPO ainsi que des conspirations de franquistes retranchés dans l’immobilisme». C’est par ces mots que le quotidien El País, né en 1976 en plein élan démocratique, rendait hommage au président Suárez.

L’homme choisi par le roi pour mettre fin à quarante ans de dictature

Le général Francisco Franco est mort le 20 novembre 1975 dans son lit. Il a dirigé l’Espagne depuis la fin de la Guerre civile espagnole en 1939 jusqu’à sa mort. Catholique et traditionnaliste, il participe au coup d’État qui met fin à la Deuxième République Espagnole en 1936, dans un contexte de turbulences révolutionnaires. Pendant trois ans, les fascistes, les royalistes et l’ensemble des forces réactionnaires combattront le régime en place soutenu par les anarchistes, les communistes, les socialistes et les républicains. À la fin de cet affrontement fratricide, remporté par Franco, un régime autoritaire, religieux et à parti unique (FET de las JONS, d’idéologie fasciste) est mis en place. Pendant quarante ans l’ensemble des partis et des syndicats vivront dans la clandestinité et des dizaines de milliers d’espagnols seront contraints à l’exil.

« Adolfo Suárez avec le général Franco » CP : elpais.com

« Adolfo Suárez avec le général Franco » CP : elpais.com

 

Vers le milieu des années soixante, la communauté internationale et l’opposition espagnole assument le fait que la dictature prendra fin à la mort du général, et que toute tentative, armée ou pacifique, d’accélérer la venue de la démocratie sera vaine. Le prince Juan Carlos, qui a été nommé par Franco comme son successeur, prend la tête de l’État à la mort de celui-ci, après avoir juré les Lois Fondamentales du franquisme. Beaucoup croyaient que le roi, qui avait grandi aux côtés de Franco, allait perpétuer le régime.

Cependant, conscient que la survie de la monarchie dépendait de son éloignement du franquisme, Juan Carlos I nomme Adolfo Suárez président du gouvernement en juillet 1976. Ce jeune politicien, encore méconnu de la plupart des Espagnols, avait occupé les postes de gouverneur civil, directeur de la radiotélévision publique et ministre du « parti unique ».

« Une du Time en juin 1977 montrant le président Suárez au premier plan, devant le roi Juan Carlos I et le général Franco » CP : huffingtonpost.es

« Une du Time en juin 1977 montrant le président Suárez au premier plan, devant le roi Juan Carlos I et le général Franco » CP : huffingtonpost.es

 

Le président Suárez, envers et contre tous

Le jeune dirigeant voulait une transition sans ruptures, sans affrontements, sans retour à la Guerre civile. Car l’Espagne était encore divisée entre deux camps : la droite qui avait vaincu en 1939, et la gauche, la grande perdante. Pour cela il voulait « réformer le franquisme depuis le franquisme » pour aboutir à une monarchie constitutionnelle. Il devait convaincre la majorité de la classe politique en place, qui n’avait connu que la dictature, d’accepter le jeu démocratique.

Dans un premier temps Suárez doit affronter l’ensemble de l’opposition démocratique qui souhaite une « rupture » avec l’ancien régime. Cependant peu à peu, à travers le dialogue, et de petites cessions il obtiendra la confiance des partis d’opposition et même du Parti Communiste Espagnol, qui pendant quarante ans a représenté l’opposition à Franco. En plus, le président devra composer avec les « vieux » franquistes, qualifiés d’ « immobilistes » ou de « bunkers » qui ne veulent aucun changement de régime, et peuvent à tout moment mener un coup d’état. Il devra également gérer habilement le problème du terrorisme, avec les organisations armées ETA (indépendantisme basque) et GRAPO (extrême gauche) faisant fréquemment des attentats à la bombe et des prises d’otage.

« Adolfo Suárez dans son siège de la Chambre des Députés » CP : huffingtonpost.es

« Adolfo Suárez dans son siège de la Chambre des Députés » CP : huffingtonpost.es

Mais les réformes arrivent peu à peu : en mai 1976 le droit d’association et de réunion est reconnu. Un an plus tard, la liberté syndicale est légalisée, la censure abrogée, le parti unique dissout. Suivra la légalisation des partis politiques, du PSOE (parti socialiste) et même du PCE (parti communiste), qui acceptent la monarchie parlementaire et ses symboles. Et puis finalement les syndicats : UGT (socialiste), CCOO (communiste) et CNT (anarchiste). En juin 1977 ont lieu les premières élections démocratiques depuis 1936. Suárez en sort largement vainqueur, suivi des socialistes et des communistes. Ils devront rédiger une nouvelle constitution qui sera approuvée en décembre 1978. La diversité de l’Espagne est reconnue, la Catalogne, le Pays Basque et puis le reste des régions acquièrent un statut de communautés autonomes.

Trois ans après, Suárez, affaibli, décide de démissionner. La chambre des députés (équivalent de l’assemblée nationale) est réunie au complet pour voter le nouveau président lorsqu’un groupe de Garde Civils entre dans l’hémicycle. C’est la tentative de coup d’état du 23 février 1981. Suárez est un des seuls députés à rester debout, malgré les tirs en l’air.

« Le président Suárez qui vient de démissionner réagit avec indignation à l’entrée de gardes civils armés dans la chambre des députés ». CP : huffingtonpost.es

« Le président Suárez qui vient de démissionner réagit avec indignation à l’entrée de gardes civils armés dans la chambre des députés ». CP : huffingtonpost.es

 

L’exemplarité de la Transition de plus en plus mise en doute

Samedi 22 mars, alors que Suárez agonisait, Madrid vivait une des manifestations les plus importantes de son histoire. Jean Ortíz, journaliste de l’Humanité qui a couvert l’événement, écrit : « Le symbole n’échappe à personne. Le consensus de 1978 est bel et bien chancelant ». De plus en plus de militants des mouvements sociaux (Indignés, PAH, 25-S, 25-A, Marche de la dignité…) expliquent la situation politique actuelle du pays par la « fausse transition » qui a eu lieu à la mort de Franco ; les cadres politiques et économiques du franquisme s’incorporant au nouvel état démocratique. La loi d’amnistie de 1977, qui a permis de libérer beaucoup de prisonniers politiques, empêche également de juger les crimes commis par la dictature.

« Suarez avec le dirigeant de l’OLP, Yasser Arafat ; un symbole d’ouverture de la jeune démocratie espagnole » CP : huffingtonpost.es

« Suarez avec le dirigeant de l’OLP, Yasser Arafat ; un symbole d’ouverture de la jeune démocratie espagnole » CP : huffingtonpost.es

Dimanche 30 mars, une semaine après sa mort, les funérailles officielles en présence de l’ensemble de la famille royale, de tous les membres du gouvernement, des anciens présidents et de personnalités internationales se sont déroulées dans la cathédrale de Madrid. Le seul chef d’état étranger présent était le dictateur de la Guinée équatoriale, Teodoro Obiang. De plus, la presse espagnole a retenu les propos du cardinal Rouco, chef de l’Église Espagnole : « il faut dépasser les attitudes qui ont causé et qui peuvent encore causer la Guerre Civile ».

Deux détails qui montrent bien que la Transition n’est pas encore achevée et que l’Espagne a encore des efforts à faire pour dépasser le franquisme.

César Prieto Perochon