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« La nouvelle Turquie » d’Erdogan
Quand ses homologues chancellent et tombent devant le soulèvement du monde arabe, l’ancien maire d’Istanbul continue de diriger son pays d’une main de fer.

« Ak Saray », la nouvelle résidence présidentielle, reflet des tendances autocratiques d’Erdogan. (Crédit photo : Adem Altan/AFP)
Ni son autoritarisme, ni le mouvement protestataire de mai 2013 place Taksim à Instanbul, ni même les soupçons de corruption qui pèsent sur Recep Tayyip Erdogan n’auront empêché l’ancien Premier ministre d’être élu président de la Turquie en août dernier. Quelque 350 millions de dollars, soit près de 275 millions d’euros. C’est le montant de la construction de la nouvelle résidence présidentielle turque présentée par Recep Tayyip Erdogan fin octobre, et qui lui a une nouvelle fois attiré les foudres d’une partie de l’opposition. Ce palais de 200 000 mètres carrés est symbolique: sur la forme, une assimilation occidentale de par son nom, “Ak Saray” (maison blanche en turc), et sur le fond, un conservatisme exacerbé. L’édifice remplacera désormais le Cankaya Palace, la résidence de tous les descendants d’Ataturk, et donc symbole de la séparation entre la religion et l’État. Erdogan, qui évoquait lors de l’inauguration “une nouvelle Turquie”, a su séduire la frange musulmane turque la plus conservatrice et/ou la moins politisée. “La plupart des croyants ne s’intéressent pas à la politique, seule la religion prime et Erdogan bénéficie logiquement de leurs voix” déclarait un jeune Stambouliote que l’on appellera Mesut. En procédant à une progressive islamisation de la société à travers sa vindicte contre les réseaux sociaux et l’alcool notamment, ainsi qu’en autorisant l’apparition du voile dans les institutions et les universités, le nouveau président a en effet su séduire une grande partie des musulmans turcs.
Mais à l’inverse de ses homologues poussés hors du pouvoir par les révolutions arabes, Erdogan est un véritable politicien dans tous les sens du terme, ce qui est une des clés de sa longévité. Il peut s’appuyer sur un excellent bilan économique lors de ses mandats de premier ministre, illustré par une croissance de 4,3% au premier trimestre 2014 et sur de grands projets d’infrastructures: un immense réseau de chemins de fer, un tunnel passant sous le Bosphore à Istanbul, ou encore la construction de plusieurs centrales nucléaires. Et pour s’assurer d’avoir le soutien des différentes classes sociales, Erdogan pratiquerait même l’achat de votes, habitude courante de l’ancien maire d’Istanbul, comme nous le révèle Mesut: “Ici, Erdogan n’hésite pas à acheter des voix, surtout dans les milieux les plus pauvres en offrant du charbon, des pâtes, des produits de première nécessité.” Aujourd’hui, sa politique économique, sa démagogie, et surtout le mutisme d’une opposition qui n’a pas su tirer profit de la contestation de 2013 place Taksim, permettent au nouveau président de maintenir sa poigne sur le pays.
Une politique extérieure ambiguë
Si Erdogan a su par le passé donner une image respectable au monde extérieur de sa façon de diriger la Turquie, c’est aussi en raison de ses positions en matière de politique internationale. Pour se rapprocher de l’Union Européenne, il rejoignit un temps les décisions et les prises de positions occidentales, notamment sur la question du conflit syrien. Mais aujourd’hui, Erdogan pourrait avoir écorné son image par son double jeu dans la lutte contre l’Etat Islamique, “qu’il a définitivement soutenu en lui envoyant régulièrement des armes” selon les dires de Mesut.
Au Moyen-Orient, ses deux ennemis actuels étant Bachar Al-Assad et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Erdogan a vu dans la création de l’organisation terroriste une possibilité d’en faire son bras armé en Irak et en Syrie. La discrétion restant de mise, ne voulant pas risquer de se décrédibiliser aux yeux des pays occidentaux, la Turquie s’est lancée sans hésitation dans cette alliance périlleuse à coup d’envoi d’armes, de livraisons de gaz sarin aux rebelles syriens selon les dires du journaliste américain Seymour Hersh, mais aussi en laissant la porte du Moyen-Orient grand ouverte aux djihadistes venus des quatre coins du monde.
Surfant sur l’ambiguïté de sa politique extérieure, Erdogan se muait il y a quelques semaines en acteur passif d’un “génocide kurde” évoqué par les Etats-Unis, en laissant Kobané dos au mur face aux forces de l’État Islamique, et en empêchant les populations kurdes de Turquie de rejoindre la ville pour prêter main forte au PKK. Il aura fallu les pressions de la coalition, notamment des Etats-Unis, pour que la Turquie se décide finalement à laisser les renforts kurdes franchir sa frontière et rejoindre Kobané. Mais si son double jeu a pu effriter sa notoriété à l’international, la décision d’Erdogan de ne pas intervenir militairement en Syrie pour contrer l’avancée de l’Etat Islamique a fait l’unanimité dans son pays, dans lequel tous les partis politiques ont soutenu sa décision. De quoi alimenter un peu plus l’image si contradictoire que renvoie Erdogan dans la société turque.
Antonin Deslandes