« La France paiera ses erreurs en Syrie »

Frédéric Pichon est diplômé d’arabe et docteur en Sciences contemporaines. Il a vécu à Beyrouth et fait des séjours réguliers depuis 2002 au Proche-Orient. Il est chercheur associé à l’Équipe Monde Arabe Méditerranée de l’Université François Rabelais (Tours). Fréquemment sollicité par les médias, il expose une vision du conflit qui diffère de celle qui est traditionnellement relayée. Il a publié en mai 2014 un ouvrage intitulé « Syrie, Pourquoi l’Occident s’est trompé ». Interview.

– Dans votre ouvrage, vous écrivez « nous ne comprenons plus rien à ce qui se passe en Syrie parce que notre vision des sociétés orientales est teintée d’européocentrisme ». C’est la dimension religieuse qui nous échappe ?

Oui, en partie. Mais notre européocentrisme consiste surtout à prendre nos rêves pour des réalités, à plaquer nos catégories occidentales aux standards, c’est-à-dire la démocratie, notre manière de concevoir l’État de droit, les rapports entre les individus, la famille. Ces sociétés, qu’elles soient africaines, asiatiques ou orientales fonctionnent différemment. On est encore imbus de cette idée qui est quasiment colonialiste.

Depuis l’apparition médiatique de l’État Islamique et son califat la prise de position envers la rébellion syrienne devient de plus en plus difficile pour les chancelleries occidentales. (Crédit photo : DR)

Depuis l’apparition médiatique de l’État Islamique et son califat la prise de position envers la rébellion syrienne devient de plus en plus difficile pour les chancelleries occidentales. (Crédit photo : DR)

– Vous affirmez que Bachar Al Assad joue une partition géopolitique très classique : laisser l’ennemi (le wahhabisme sunnite) se découvrir, mobiliser de puissants alliés (la Russie, l’Iran, le Hezbollah) puis passer tranquillement à la contre-offensive. À quel stade de la guerre sommes-nous ?

Nous sommes dans la contre-offensive. Elle a commencé il y a deux ans, à l’automne 2012. Le régime s’est replié sur des axes stratégiques et il conserve une Syrie utile. Cette contre-offensive est en cours, surtout à Alep, où désormais il n’y a qu’une route qui permet l’arrivée de rebelles et elle est contrôlée par les forces armées régulières. Il ne faut pas se leurrer, la contre-offensive ne va pas aller jusqu’à la reprise de territoires perdus, notamment ceux contrôlés par Daesh. L’État syrien n’en a pas les moyens. On est dans une période de stabilisation où personne ne peut gagner la guerre.

– Pensez-vous qu’il peut y avoir une partition définitive de la Syrie ?

De fait il y a déjà deux Syrie, une avec un gouvernement qui se trouve à Damas et une autre contrôlée par des mouvements centrifuges, principalement islamistes. Dans un futur proche, si Damas venait à tomber, on pourrait imaginer une Syrie méditerranéenne, principalement alaouite, mais avec beaucoup d’autres communautés, et avec des « émirats » dispersés un peu partout.

– Est-ce qu’on peut parler d’une guerre de religion en Syrie qui opposerait le sunnisme wahhabite aux Alaouites, qui d’un point de vue théologique ne sont pas considérés musulmans, et qui sont alliés au régime chiite d’Iran ?

Ça ne me semble pas l’angle d’analyse le plus pertinent. Ça ne veut pas dire que ce ne soit pas présent dans les discours, surtout ceux de l’opposition. Mais les zones contrôlées par Damas sont majoritairement peuplées par des sunnites. C’est un conflit politique, avec des rebelles qui refusent un pouvoir qu’ils considèrent autoritaire, et surtout, illégitime, car il est laïc et non islamiste.

– Vous dites que les régimes du Golfe ont beaucoup investi en Syrie sans que le régime comprenne la dimension politique de ces flux financiers. Quelle est cette dimension politique et peut-on craindre le même phénomène dans le reste du monde arabe, où ces régimes ont également beaucoup investi ?

L’investissement qatari et saoudien a été très important ces dernières années, destiné surtout à la construction de mosquées et d’institutions religieuses. Il a servi à créer des foyers de contestation salafistes ou proches des Frères musulmans, et le régime ne l’a pas compris. Et oui, ce phénomène existe dans d’autres pays. Il s’agit d’organisations caritatives, humanitaires qui gravitent autour des Frères musulmans et qui sont financés par les monarchies du golfe. On l’observe en Égypte, en Algérie, où il y a une islamisation rampante de la vie sociale, avec des femmes qui sont payées pour porter le voile. Les donateurs du golfe accordent des fonds mais il faut montrer patte blanche, faire voir qu’on est des bons musulmans. Et évidemment c’est un phénomène qui existe aussi dans les mosquées françaises.

– Vous dénoncez la manipulation de l’opinion publique en France, notamment du fait que les médias utilisent souvent comme source unique des ONG aux financements douteux [surtout l’OSDH, une ONG basée à Londres et dont le fondateur est lié aux Frères musulmans]. Quel intérêt géopolitique pensez-vous qu’il y a derrière cette manipulation ?

Le concept d’ONG nous invite à réfléchir. 80% des ONG dans le monde sont occidentales et la plupart anglo-saxonnes. Derrière une ONG il y a toujours, qu’on le veuille ou non, intentionnellement ou pas, une idéologie. Les États-Unis sont devenus spécialistes dans le financement et l’instrumentalisation d’ONG pour servir de levier géopolitique à leurs intérêts. On l’a vu en Ukraine, en Géorgie ou encore à Hong Kong. Alors que les ONG sont censées ne pas être gouvernementales et surtout ne pas promouvoir d’idéologies. Je ne suis pas du tout adepte de la théorie du complot, mais il suffit de regarder le site de la NED (National Endowment for Democracy), une fondation privée à but non lucratif et dont l’objectif est de renforcer la démocratie dans le monde. Sur son site on peut voir que le Congrès américain finance une centaine d’ONG. On se retrouve avec des « ONGG », des Organisations non gouvernementales, gouvernementales. Cependant on ne peut pas dire que ce sont les États-Unis qui manipulent l’opinion publique puisque dans ce conflit c’est quand même la Grande-Bretagne et la France qui ont pris le dessus alors que les États-Unis sont plutôt en retrait. Ce n’est pas le gouvernement américain, mais des groupes de pression états-uniens, difficiles à définir, qui ont contribué à créer en Europe une opinion publique favorable à l’intervention. Mais les effets sont limités.

– Est-ce que vous ressentez dans les médias français un changement de position ?

Ce changement est perceptible, mais il est très lent. Il a quand même fallu quatre ans pour comprendre la menace islamiste, qui était évidente, et ça s’est fait au prix de 200 000 morts. Et pourtant dès 2011 une multitude d’experts prédisaient le scénario actuel.

– Vous affirmez que les Russes, alliés du régime syrien, se battent en Syrie pour des questions de principe, qu’ils apprécient la laïcité du régime. La Russie n’a-t-elle pas des intérêts économiques à protéger ?

Leurs intérêts économiques sont quand même très limités en Syrie. Il y a certes le port de Tartous, mais qui n’est pas si important que ça pour la marine russe et les experts en conviennent. Il y a Gazprom qui est présent, mais vu l’état des infrastructures en Syrie, ce n’est pas une grande affaire. Je maintiens que leur soutien n’est pas du tout pour des raisons économiques. C’est vraiment une question de principe. Les Russes sont historiquement les protecteurs des minorités chrétiennes d’Orient. Et pour cette raison ils ont toujours soutenu le régime laïc de Syrie, qui aujourd’hui est en danger. Et en plus il y a la Libye. La Russie ne s’était pas opposée à la résolution 1973 de l’ONU, qui prévoyait une zone d’exclusion aérienne. Mais le comportement de l’OTAN et des Occidentaux, qui ont fait une interprétation partisane de la résolution, pour tuer Kadhafi, a fait que la Russie se sent trahie. Le monde a changé et l’OTAN ne peut plus se permettre de faire ça.

– Vous dénoncez l’accumulation d’erreurs de la diplomatie française. Pensez-vous que ces erreurs sont le produit d’une réelle ignorance de la situation ou d’une dépendance envers certains pays, notamment les monarchies du Golfe ?

Il y a suffisamment de gens qui connaissent bien la situation en Syrie, et qui sont en capacité de fournir de bons renseignements aux gouvernements. Donc, les erreurs commises par la France ne peuvent pas être justifiées par de l’ignorance. Bien au contraire, j’ai eu des confidences de la part de hauts fonctionnaires qui confirment l’impression que l’importance des accords commerciaux avec les pays du Golfe priment. Ce qui explique les orientations étranges de la France sur ce sujet.

« La France a accumulé des erreurs qu’elle paiera ». Est-ce que vous pensez à des menaces terroristes ?

Oui, tout à fait, on est quand même le pays européen d’où sont partis le plus de djihadistes pour la Syrie (ndlr : de 700 à 900 sur 3000). Ce n’est pas un secret d’État, il va y avoir des attentats spectaculaires, et ce sera bien plus qu’un attentat à la bombe dans le métro parisien. Nous n’avons pas les capacités policières de contrôler le retour des Français qui sont partis en Syrie. Autre conséquence des erreurs commises : ça sera la perte d’influence de la France sur une région où elle a toujours été très présente. Les populations se méfient de la France, aussi bien les pro-Assad que les rebelles. La France a fait le choix de l’opposition, mais même envers eux, la France n’a pas tenu ses promesses. Elle avait promis l’ouverture d’une ambassade de Syrie de l’opposition à Paris et elle ne l’a toujours pas fait. Même avec ceux qu’on a voulu soutenir on a donné une impression de demi-mesure. Donc au final on se retrouve avec tout le monde à dos.

Manifestation pro Assad en 2011, au début du conflit syrien. La bande rouge du drapeau, symbolisant le socialisme arabe, est remplacée dans le drapeau des rebelles par la bande verte, représentant l’Islam. Crédit photos : D.R.

Manifestation pro Assad en 2011, au début du conflit syrien. La bande rouge du drapeau, symbolisant le socialisme arabe, est remplacée dans le drapeau des rebelles par la bande verte, représentant l’Islam. Crédit photos : D.R.

– Dans vos conclusions vous dites que « le pouvoir central aura intérêt à jouer la carte du nationalisme pour renationaliser le conflit ». Dans une région qui tend de plus en plus vers le communautarisme, où les frontières tracées par les pouvoirs coloniaux s’effacent notamment avec l’État Islamique et son califat, est-ce que cette carte du nationalisme est toujours jouable ?

Oui, je pense que c’est quelque chose qui en Syrie a encore beaucoup de sens. Il y a deux semaines j’étais à Damas et encore une fois j’ai pu voir qu’il y a un véritable sentiment national syrien qui transcende les appartenances communautaires. En s’appuyant sur ce sentiment, le régime pourra convaincre un certain nombre de rebelles de déposer les armes. Et combattre contre les « étrangers » de Daesh et les milliers de musulmans du monde entier qui sont venus combattre en Syrie.

Propos recueillis par César Prieto