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La jeunesse, sève du printemps québécois (1/2)
Que s’est-il passé lors du « Printemps québécois », en 2012 ? Avant de tenter de tirer les premiers enseignements de cette mobilisation — étudiante dans un premier temps, populaire dans un second temps —, notre rédaction revient sur le déroulement de cette crise sociale, politique et historique dans la Belle Province.

Un étudiant fait flotter un drapeau rouge, la couleur symbolisant le soulèvement des « carrés rouges », lors d’un sit-in à Saint-Jérôme (Laurentides), une petite ville au nord de Montréal. (Archive avril 2012 / Crédit Photo : Nicolas Richen)
Un voyage dans le temps s’impose avant de se replonger dans l’année 2012. Retour dans les années 60. À cette époque, la société québécoise connaît de profonds changements : séparation de l’État et de l’Église catholique, création des établissements scolaires publics (polyvalents ou collèges d’enseignement général et professionnel, dits « cégeps »), ouverture des Canadiens français sur le monde et adaptation des idéologies en vogue à l’étranger (décolonisation, marxisme, libéralisme). Les premières réflexions des intellectuels sur ce que l’on appelle la « Révolution Tranquille » souligne que cette période de basculement vers un Québec moderne fut la fin d’un long gel des consciences, en plus d’être un moment de libération nationale d’un point de vue historique.
Gérard Beaudet, auteur du livre Les dessous du printemps étudiant, établit un lien entre la Révolution Tranquille et le soulèvement de 2012 : « Tout au long de la crise, j’entendais des propos méprisants sur les étudiants et les professeurs, et ce, de la part de gens qui ont bénéficié de la Révolution Tranquille, qui ont tiré profit d’un système d’éducation mis en place avant eux. […] Malgré toutes ses avancées, la Révolution Tranquille n’a pas réussi à nous donner une conscience collective de l’importance de l’éducation. »
Au-delà de ce constat, la jeunesse québécoise a-t-elle réussi, en 2012, à réveiller une partie de la société québécoise qui n’était pas, jusqu’alors, soucieuse des enjeux sociaux ? « C’est difficile à évaluer, mais elle a donné espoir à ceux des autres générations qui se sentaient déjà concernés mais avaient un peu perdu foi en l’action collective, dont moi-même. J’ai foi en cette génération, elle est courageuse et humaniste », s’enthousiasme Nathalie Prud’Homme, enseignante en journalisme et en littérature québécoise au Cégep de Saint-Jérôme.
Retour près de trois ans en arrière pour comprendre les raisons de cette mobilisation d’une durée et d’une ampleur sans précédent au Québec. Une secousse sociale qui a profondément divisé et polarisé la province. Un mouvement social qui a été à l’origine d’une remise en question de la société québécoise.
Carrés rouges et carrés verts : deux visions de l’éducation
En ce mois de février 2012, le gouvernement et la population québécoise sont bien loin d’imaginer l’ampleur de la mobilisation qui se trame — les associations étudiantes en tête. Depuis plusieurs années, le Parti libéral du Québec (centre droit, fédéraliste) du Premier ministre Jean Charest, a prévu d’augmenter les frais de scolarité dans les universités, afin que « les étudiants fassent leur juste part » envers la société québécoise. Jean Charest est bien décidé à appliquer cette réforme qui prévoit une hausse de 75% (soit 1 625 dollars, l’équivalent de 1 150 euros) sur 5 ans, suivie d’une indexation à l’inflation. C’est le point de départ du mouvement, qui, sans trop faire de bruit, a commencé à s’organiser plusieurs années en amont.
« J’ai foi en cette génération, elle est courageuse et humaniste. » – Nathalie Prud’Homme, enseignante en journalisme et en littérature québécoise au niveau supérieur
Dans les établissements postsecondaires (cégeps et universités), les étudiants débattent, s’organisent lors d’assemblées générales. Ils se positionnent de plus en plus en faveur d’une grève — parfois illimitée dans certains établissements et départements. Le carré rouge devient le symbole de la lutte étudiante contre cette mesure du gouvernement Charest. Deux visions de l’éducation s’affrontent. D’un côté, il y a les carrés rouges, les partisans de l’université accessible à tous et de la non-marchandisation de l’éducation. De l’autre, les carrés verts du Mouvement des étudiants socialement responsables du Québec, appuient cette hausse des droits de scolarité : pour eux, les universités québécoises sont sous-financées et de nouveaux investissements garantiraient des cours de qualité. Moins visibles et moins mobilisés, les carrés verts mettent en avant leur droit de retourner en salle de cours. Ils estiment que les étudiants québécois sont des privilégiés par rapport au reste du Canada et aux États-Unis.
À partir de mars, les manifestations d’ampleur se multiplient à Montréal, à Québec et en régions. Durant cette crise, la CLASSE (Coalition Large de l’Association pour une Solidarité Syndicale et Étudiante), la FEUQ (Fédération Étudiante Universitaire du Québec) et la FECQ (Fédération Étudiante Collégiale du Québec) décident, malgré leurs divergences, de former un front commun. Les multiples négociations avec le gouvernement avortent. Les associations étudiantes dénoncent un manque de volonté du gouvernement, qui ne souhaite pas revenir sur ses positions et qui diabolise le mouvement. Pour le Premier ministre, les votes de grève ne sont pas légitimes démocratiquement, les étudiants sont trop exigeants et certains actes de violence lors des manifestations rendent le dialogue impossible. La ministre de l’Éducation Line Beauchamp assure que « la décision est prise » au sujet de la hausse des frais de scolarité.
Le 22 mars 2012, le point culminant du nombre de grévistes est atteint : 76 % des 400 000 étudiants (cégeps et universités) sont en grève. La marche nationale du 22 mars à Montréal rassemble entre 110 000 et 200 000 personnes. L’ampleur du mouvement bouscule l’ensemble de la classe politique québécoise. Jean Charest ne veut pas « céder à l’intimidation » exercée par les étudiants qui manifestent sans relâche dans la rue.
D’un mouvement étudiant à un mouvement populaire
Même si la genèse du mouvement demeure le combat contre la hausse des droits de scolarité, plusieurs revendications viennent se greffer au soulèvement qui devient populaire. Professeurs, parents, travailleurs et retraités rejoignent les étudiants dans la rue. Les pratiques de corruption et de collusion au sein des partis politiques historiques sont dénoncées, tout comme les mesures d’austérité et la privatisation des services publics. Une part des manifestants porte aussi des revendications pour l’écologie. Le ras-le-bol est généralisé.
Le 17 mai, lors de la 14e semaine de grève, le Premier ministre Jean Charest dépose le projet de loi 78 pour « permettre aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau post-secondaires qu’ils fréquentent ». Cette loi spéciale votée par l’Assemblée Nationale prévoit, entre autres, la suspension de la session pour les universités et les cégeps touchés par la grève, de très lourdes amendes pour les grévistes et les associations étudiantes et la restriction du droit de manifester. En raison de sa durée limitée, les associations étudiantes ne peuvent pas la contester devant les tribunaux. Plus de 70 groupes déposent pourtant deux recours devant la Cour supérieure du Québec pour demander une suspension de l’application de la loi et pour contester sa constitutionnalité. C’est le point culminant de la crise. La loi 78 surnommée « loi matraque » par les manifestants amplifie le mouvement après 100 jours de grève. Les manifestants dénoncent une tentative du gouvernement de briser la grève, une dérive autoritaire et une atteinte aux libertés d’association et de manifestation. Un mouvement de désobéissance civile, mené notamment par la CLASSE voit le jour, ainsi que des mobilisations spontanées, pacifiques et familiales comme le mouvement des casseroles.
L’habituel jeu des chaises musicales électorales

Pauline Marois, Première ministre entre septembre 2012 et avril 2014. Elle a porté le carré rouge, mais sa position ambiguë sur les frais de scolarité lui a valu plusieurs critiques de la part du mouvement social. (Crédit Photo : André Pichette/La Presse)
Le Premier ministre abat sa dernière carte en déclenchant des élections anticipées en septembre 2012 (1). Résultat : le Parti libéral de Jean Charest termine deuxième et Pauline Marois, du Parti québécois (centre gauche et pour l’indépendance du Québec), devient la première femme à occuper le poste de Premier ministre. Après avoir appuyé le mouvement de grève (non sans tergiverser), la première mesure de Pauline Marois est d’annuler la hausse de 75%. Son gouvernement minoritaire à l’Assemblée Nationale abroge plusieurs dispositions de la loi 78 qui encadraient étroitement les manifestations.
En avril 2014, Pauline Marois déclenche de nouvelles élections dans l’espoir de former une majorité. La débâcle est historique pour le parti indépendantiste. Celui-ci perd le pouvoir et le Parti libéral mené par Philippe Couillard reprend les rênes de la province avec une large majorité des sièges (2).
Le souffle du renouveau qui a soufflé sur le Québec lors du printemps 2012 a ouvert une brèche et de nouvelles perspectives à gauche. Mais une politique à contre-courant du néolibéralisme souhaitée par le mouvement populaire de 2012 n’est pas pour tout de suite. L’enseignante Nathalie Prud’Homme se dit « frustrée » de voir comment les gouvernements péquiste [du Parti québécois] et libéral « traitent le bien commun ». Elle poursuit : « Mais il y a aussi beaucoup d’espoir, car la mobilisation est loin d’être morte. Plus le gouvernement en place parle d’austérité et de coupes dans les programmes sociaux, plus différents groupes vont se rendre compte que les étudiants se battaient pour tous, pour le principe d’une société plus juste et égalitaire qui est contre la marchandisation et l’asservissement de l’être humain à l’économie. ». Y a-t-il un avant et un après 2012 ? Nathalie Prud’Homme répond par l’affirmative : « Lorsque l’on voit un grand pédagogue humaniste, anarcho-syndicaliste, comme Normand Baillargeon, invité à une émission télévisée de grande écoute comme Tout le monde en parle, on se dit que quelque chose est en train de changer… »
» Dans la deuxième partie, à suivre, vous retrouverez un entretien avec Gabriel Nadeau-Dubois, ancien porte-parole étudiant durant le mouvement de grève.
Nicolas Richen
1. D’après la loi, le lieutenant-gouverneur du Québec est responsable de décider du déclenchement des élections et a le pouvoir de dissoudre l’Assemblée nationale. Mais en pratique, il ne le fait que lorsque le Premier ministre du Québec lui demande de le faire. Les élections doivent avoir lieu au minimum une fois tous les 5 ans. Ce fonctionnement électoral est contesté par une partie de la population québécoise qui souhaite des élections à date fixe.
2. Il est important de noter que le mode de scrutin n’est pas proportionnel, mais majoritaire uninominal. Il est donc bien moins représentatif des choix des électeurs.