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Journalistes norvégiens, journalistes menacés
En Norvège, les journalistes peuvent être la cible de menaces ou de harcèlement. Il a fallu attendre 2012 pour qu’une première enquête soit faite sur le sujet, et les chiffres qu’elle publie sont sans appel.
Rolf Widerøe est journaliste. Il travaille à Oslo pour VG, le deuxième quotidien national. Il s’est spécialisé dans les crimes organisés : des sujets très sensibles qui l’exposent à de lourdes pressions et aux menaces, plusieurs fois par an. Par message, par mail, ou en face à face : « en général je sais de qui elles viennent, avant tout de criminels ».
« Le côté sombre d’un métier formidable »
Il ne s’attendait pas à être confronté à cet aspect du métier à ses débuts. Désormais, les menaces font partie intégrante de sa vie : « ma maison est devenue une véritable forteresse, c’est très important de rentrer le soir en sachant que je peux dormir tranquille. » Il les définit comme « le côté sombre d’un métier formidable » : ces menaces ne l’empêcheront pas de continuer. Il est « très soutenu » par ses collègues, et sait qu’il peut compter sur la police. Il se rend au commissariat à chaque nouveau message inquiétant « au moins pour que la plainte soit enregistrée », ou mieux, pour qu’une enquête soit menée : « certaines personnes vont en prison pour m’avoir menacé. » Ce qui en dit long sur le contenu des messages, qu’il n’a pas souhaité révéler.
Parmi les journalistes victimes de menaces et de harcèlement, 82% sont comme Rolf Widerøe, spécialistes des affaires criminelles. C’est ce que révèle la première enquête sur le sujet, parue en 2012.
Elle a été menée par Trond Idås, ex-journaliste d’Aftenposten et travaille pour le Norsk Journalistlag (syndicat de journalistes norvégien). Il n’a jamais été directement visé, mais a le sentiment que le phénomène « prend de l’ampleur » depuis 2005 en Norvège : « les journalistes utilisent beaucoup plus les réseaux sociaux, il est plus facile de les contacter pour les intimider », explique-t-il.

Trond Idås a présenté son rapport à toutes les instances de journalisme. (Crédit photo : Sommerkonferansen)
La première étude sur le sujet
Pour son enquête, il fait participer quelques 3900 journalistes et/ou membres de syndicats de journalistes, et ses impressions se confirment. A leur sortie, les chiffres s’avèrent élevés : 20% des interrogés avaient subi des intimidations au cours des cinq années précédentes.
Tous ne sont pas égaux face à cela, souligne Trond Idås : « les femmes sont plus touchées par le harcèlement sexuel que leurs homologues masculins, par exemple.»

Les journalistes spécialisés en affaires criminelles sont les plus souvent ciblés. Mais leurs harceleurs ne sont pas toujours les criminels eux-mêmes.
Menacés : et après ?
Les collègues ne semblent pas être d’un grand secours : un tiers seulement des journalistes victimes trouve quelqu’un au sein de la rédaction pour lui témoigner son soutien. Un chiffre à mettre en relief, pour Trond Idås : « Les raisons sont diverses. Parfois ils n’osent pas aborder le sujet, ou n’en parlent pas parce qu’ils se sentent responsables de leur situation. »
Un problème qui semble encore plus difficile à aborder avec la police. La moitié des journalistes victimes de violences physiques ne portent pas plainte, quand 86% de ceux qui sont harcelés ou menacés gardent le silence. Peut-être parce que ceux qui font cette démarche se sentent laissés pour compte : au moment où Trond Idås publie son rapport, la moitié des plaintes déposées auprès des commissariats sont classées sans suite.

La plupart des journalistes ne sait pas ce qui a suivit le dépôt de sa plainte. Le plus souvent, l’affaire est classée sans suites.
Un risque modéré pour la liberté de la presse
Si des journalistes peuvent être agressés, menacés ou harcelés, pas question pour eux de se laisser impressionner. Trond Idås leur pose la question « Les menaces ont-elles une influence sur vos pratiques ? », la réponse est un « non » massif. Et pour cause : « ce sont des évènements ponctuels. Pour la grande majorité des concernés, c’est arrivé une ou deux fois au cour de leur carrière.»

Trond Idås a demandé aux journalistes combien de fois il leur était arrivé d’entrer en conflit avec une source. Une situation pas si fréquente.
L’enquête a permis, selon son auteur, de faire prendre conscience de la situation, mais aussi de commencer à y remédier : « lorsque je l’ai présentée, tout le monde était unanime pour dire que c’était grave et qu’il fallait trouver des solutions. Les plaintes déposées aux postes de police sont prises plus au sérieux depuis ».
Rolf Widerøe ne constate pas d’évolution particulière : il vit avec les menaces, et leur nombre dépend avant tout des affaires sur lesquelles il travaille. Les forces de l’ordre peuvent le défendre suite aux messages, mais pas les anticiper : ce sont les risques du métier.
Pauline Brisset