[Interview] Pierre Carles #1: « Il y a un tas de débats qui n’existent pas dans les grands médias »

Au détour d’une ruelle montpelliéraine, près de sa maison de production, Pierre Carles a accordé à Buzzles un long entretien. L’occasion pour le réalisateur de dénoncer les grands médias, et d’évoquer Syriza et le traitement médiatique de politiques alternatives.

Vous êtes récemment parti en Équateur. Était-ce pour tourner la seconde partie de votre film Opération Correa ?

Pierre Carles : Nous sommes partis là-bas pour faire le travail que n’ont pas fait les grands médias sur l’Équateur, comme vous pouvez le voir dans le premier épisode du film, Opération Correa. Nous sommes allés enquêter sur ce qu’il peut y avoir d’intéressant dans ce pays depuis l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa en 2007, sachant que les politiques conduites par le gouvernement de Correa sont assez différentes de celles menées actuellement en Europe par les différents gouvernements, de droite ou de centre-droit comme François Hollande ou Angela Merkel, ou encore Rajoy en Espagne. Ce travail n’a pas été fait, même s’il y a eu quelques articles dans le Monde Diplomatique, dans le Figaro ou dans l’Humanité. En revanche, dans la presse audiovisuelle, il n’y a pas eu grand chose, donc c’est le boulot que nous sommes en train de faire.

 

Vous avez une date de sortie de prévue ?

PC : Il faudra probablement retourner en Équateur, et puis réaliser le montage. On espère pouvoir sortir quelque chose à la fin de l’année, voire début 2016.

 

Vous pointez du doigt dans la première partie du film la réticence des médias dominants à parler d’une alternative économique, d’une alternative politique. Qu’est-ce que vous pensez aujourd’hui du traitement médiatique de Syriza ?

PC : Avant on en parlait peu, ou pas du tout. L’arrivée au pouvoir de Syriza était présentée comme quelque chose d’un peu improbable. Depuis, les grands médias sont obligés d’en tenir compte. On ne peut pas dire que les articles sont forcément négatifs. En tout cas, il n’y a pas le même traitement que celui qu’on pouvait observer avant cette accession au pouvoir. Les médias sont tellement gouvernementaux finalement, c’est-à-dire que c’est soit les intérêts des groupes privés, soit les intérêts des gouvernements qui conduisent souvent les médias à parler favorablement ou non de quelque chose. Donc là, comme c’est un nouveau gouvernement qui a pris le pouvoir, ils sont quand même un peu obligés de parler de ce qu’il se passe, du refus d’accepter la dette aux conditions pour lesquelles elle a été acceptée avant. Je dis ça, mais en même temps il faut modérer le propos. Il y a des gouvernements comme le gouvernement vénézuélien qui font l’objet de campagnes de presse très négatives de la part des grands médias. Soit ils ignorent ce qu’il se passe au Venezuela depuis l’ère Chavez, soit ils l’ont présenté lui et son successeur comme des dictateurs, comme des politiques extrêmement autoritaires, qui ne respecteraient pas les règles démocratiques, ce qui est de la désinformation. Tout ça pour dire finalement que ce n’est pas forcément parce qu’un gouvernement advient, que les grands médias vont prendre parti pour ce gouvernement. Donc ça module un peu ce que je disais tout à l’heure par rapport à l’arrivée au pouvoir de Syriza. Mais le fait est que les grands médias ont un peu changé. On ose discuter aujourd’hui de la possibilité de ne pas payer la dette, ou du moins de ne pas en payer une partie. C’était une discussion qui n’était absolument pas ouverte dans les grands médias avant l’arrivée de Syriza au pouvoir.

 

Pierre Carles est l’auteur de plusieurs films critiques à l’égard des médias. (Crédit photo : D.R.)

Pierre Carles est l’auteur de plusieurs films critiques à l’égard des médias. (Crédit photo : D.R.)

 

Après, il y a des discussions qui s’ouvrent et se referment très rapidement. Par exemple, avant les vacances de Noël, il y avait un début de discussion dans les grands médias sur la possibilité ou non de nationaliser les autoroutes, pour faire cesser les profits mirobolants qui sont ceux des compagnies qui possèdent des concessions d’autoroute en France. Il y a eu un petit débat bien sûr dans la presse indépendante, mais je me souviens aussi du moment où la télévision et la radio ont commencé à parler de ces profits, et à évoquer la possibilité de remettre dans le giron de l’État les concessions d’autoroute en France. Il y a quelques jours, un accord a été signé entre le gouvernement de Manuel Valls et ces concessions, extrêmement favorable aux sociétés d’autoroute. Mais ça n’a jamais été présenté comme une défaite de l’État, comme une défaite des pouvoirs publics. Ça a été présenté comme un bon accord par les médias. Voilà encore un exemple de désinformation incroyable, et un débat qui, à peine fut-il ouvert, fut très rapidement refermé. Il y a un tas de débats qui n’existent pas dans les grands médias, il y a une pensée unique tout simplement.

 

Vous évoquez le Venezuela. Comment définissez-vous le traitement médiatique de la politique qui y est menée ?

PC : Je ne suis pas spécialiste du Venezuela, donc je ne vais pas trop m’aventurer sur ce terrain-là. En tout cas, des réformes allant dans le sens d’une extension du périmètre de l’État, d’un État social qui permet de réduire les inégalités – même si ça semble plus compliqué aujourd’hui et que la pauvreté a augmenté – ont été menées. Il y a eu une très forte réduction de la pauvreté et des inégalités au Venezuela après l’arrivée au pouvoir de Chavez. Il y a eu de véritables politiques sociales qui passaient par un interventionnisme très fort de l’État. Toute une partie des gens qui étaient privilégiés parce qu’ils avaient des intérêts dans la compagnie pétrolière PDVSA, qui est la plus grande compagnie pétrolière du monde, se sont vu écartés, ont vu leurs privilèges être atténués et composent aujourd’hui l’opposition. En Europe, une des grandes opérations de désinformation est venue d’Espagne et du groupe El Pais. Ce groupe est très lié au socialisme espagnol et ce socialisme était lui-même très lié au pouvoir antérieur à Chavez. Le président s’appelait Carlos Andrés Pérez et faisait partie de l’internationale socialiste, et était donc très proche de Felipe González, le premier ministre espagnol de l’époque. Ces gens-là n’ont pas supporté l’arrivée au pouvoir de Chavez, qui avait une politique vraiment de gauche.

Donc, les grands médias européens ne savent pas ce qui se passe dans ces pays, n’en parlent pas. Et quand ils en parlent, il y a un véritable manque de rigueur. Par exemple, Arte qualifiait chaque fois Chavez de dictateur. Donc si Arte en est à ce niveau-là, a fortiori ne parlons même pas des autres. En France, Le Monde, avec Paolo Paranagua à la tête du service couvrant l’Amérique latine, est un des journaux qui a le plus désinformé sur le Venezuela. On a affaire sur ces pays progressistes d’Amérique latine, que ce soit le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur ou même l’Argentine, à des opérations grossières de désinformation.

Rafael Correa, président de l’Équateur, en France. Une visite complètement absente des grands médias. (Crédit photo : Reuters/Philippe Wojazer

Rafael Correa, président de l’Équateur, en France. Une visite complètement absente des grands médias. (Crédit photo : Reuters/Philippe Wojazer

Antonin Deslandes