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Edwy Plenel : « Il y a des enfants perdus de notre République qui sont devenus des assassins » #2/2
Edwy Plenel, journaliste co-fondateur de Mediapart et auteur de nombreux essais sur la démocratie, était présent au Festival du livre de Mouans-Sartoux. Avant de participer à une conférence-débat sur la place des citoyens dans la démocratie, il s’est livré à Buzzles, dans un long entretien, sur l’utilité démocratique du débat public. Après une première partie sur l’implication citoyenne, retrouvez la seconde partie de notre entretien.
Qu’est-ce qui vous a amené, au cours de votre carrière, à vous investir autant dans le débat public ?
J’ai toujours pensé qu’on est comptable de sa liberté. Nous sommes des sociétés d’individus, nous avons appris à être des individus libres. Mais cette liberté nous oblige, nous sommes responsables de notre liberté. Et celle-ci n’est jamais solitaire, elle est en relation avec d’autres. Je ne suis pas croyant mais beaucoup de croyances vous diront la même chose que moi : c’est en allant vers l’autre qu’on découvre sa propre humanité. Je suis de cette France dont nous parlons. Je suis breton avec un père qui parlait breton, une famille profondément de ce tiers-monde de la France que fut la Bretagne. J’ai été projeté sur le monde, j’ai grandi dans les Caraïbes jusqu’à l’âge de 10 ans, puis en Algérie après l’indépendance. Je suis en France depuis que j’ai 18 ans. J’ai une dette à l’égard du monde. Ce monde où nous sommes arrivés sans être invités. Depuis cinq siècles, nous nous sommes projetés sur le monde. Pour le pire : la traite négrière, les invasions, les conquêtes… Et pour le meilleur aussi : des liaisons, des idées, des relations. Ce monde aujourd’hui, il est en nous. Nous devons apprendre à sortir du rapport du fort au faible pour apprendre de notre nouvelle faiblesse, apprendre à vivre avec le monde dans une relation d’égalité. Je pense cela depuis longtemps, je le vis presque personnellement et en tant que journaliste, je n’ai jamais pensé que le journaliste était au-dessus de son public. Mon métier c’est d’abord d’apporter des informations qui font vivre le débat public et moi-même je participe au débat public, mais comme chacun. Ma notoriété est une chose mais je ne suis pas au-dessus du public. Je ne représente que le journal et mon travail. Je parle comme vous pourriez parler.

Dans un long entretien, Edwy Plenel a rappelé l’importance du débat public et de l’audace de la jeunesse dans la démocratie. (Crédit photo : Ninon Fauchard)
Vous disiez l’année dernière que la démocratie ce n’est pas la tyrannie de la majorité mais la protection des minorités. Vous le pensez toujours ?
Bien sûr, plus que jamais. Et cela vaut sur toutes les latitudes. Comment allons-nous combattre Daesh si on pense que la loi c’est celle de la majorité ? Une norme, une race, une unité, une couleur, une religion ? D’ailleurs, qu’est-ce que Daesh ? C’est qu’il n’y aurait qu’une vérité, un islam totalitaire sunnite. Que les chiites, on peut les tuer. Que les chrétiens, on peut les tuer. Que les juifs, on peut les tuer. Que les mécréants, on peut les tuer. Comment allons combattre cela si on n’a pas un imaginaire différent, supérieur ? Les monstres qui parlent chez nous aujourd’hui sont le miroir de ces idéologies totalitaires. Je pense que mon discours, loin d’être naïf, est le discours de la résistance à ces menaces sécuritaires. C’est se dire que la démocratie, elle est faite de son pluriel, elle est faite de sa diversité. C’est en ayant le respect de sa diversité qu’on fait une démocratie vivante. Le pluriel est multiple. Le pluriel, c’est aussi des minorités politiques : les femmes ont été construites en minorité politique, ce qui est encore un peu le cas maintenant. Je dis souvent que les femmes françaises ont eu le droit de vote vingt ans après le droit de vote des femmes turques. Ce qui prouve qu’aucune culture n’est propriétaire de l’universel. De la même manière, quand on persécute un homosexuel, on persécute quelqu’un au nom de sa préférence sexuelle.
Toute blessure faite à un individu, au nom de ce qu’il est, quoi que l’on pense soi-même, quel que soit notre préjugé ou notre croyance, est une blessure faite à l’humanité. Et donc ce souci des minorités, c’est ce qui nous permettra d’avancer. Car les minorités sont plus créatives que la majorité. Bien sûr, parfois dans l’excès, parfois dans la provocation. Ici, nous sommes à un festival littéraire, dans la création artistique, dans l’audace culturelle. Ce sont toujours des minoritaires qui inventent. Quand Picasso déconstruit la tradition picturale, il provoque. Et puis finalement aujourd’hui, c’est une référence de tout l’art contemporain. Il faut donc se soucier de ce qui s’invente par ceux qui ont le moins à perdre, par ceux qui sont le moins alourdis. La majorité est toujours alourdie, elle est dans un confort, elle a des bagages qui l’encombrent… C’est comme ça que nous parlerons à notre jeunesse. Il y a des enfants perdus de notre République qui sont devenus des assassins. Mais ces enfants perdus, qui étaient en prison, qui voulaient faire du rap, qui voulaient faire autre chose, ont cherché à trouver un idéal. Ils ont trouvé un idéal de perdition qui les a amenés à commettre des attentats. Comment va-t-on parler à cette jeunesse qui n’a pas d’avenir social, qui a l’impression que tout lui est bouché, qui est victime du contrôle au faciès ? Comment va-t-on lui parler si on ne lui propose pas un idéal ? Si on lui dit que la République est une punition, un immobilisme ? Quand on est jeune, c’est le moment où l’on a envie de risquer, d’être audacieux. On n’est pas encombré comme les parents, les grands-parents… Cette jeunesse il faut lui parler, lui proposer un idéal. Le drame de notre parole publique, c’est que c’est une parole qui a peur, qui n’a pas l’audace dont notre époque a besoin. Pour qu’il y ait de la confiance, il faut qu’il y ait de l’audace.
Vous pensez qu’on vit dans des sociétés névrosées par la peur ?
Je pense que la France vit une crise particulière. J’ai plein de désaccords avec Madame Merkel sur l’Europe, sur les questions économiques et sociales. Mais sur les questions essentielles du rapport au monde qui nous occupe, Madame Merkel a tenu des paroles que beaucoup n’auraient pas tenues dans notre pays. En début d’année, face au mouvement raciste Pegida, Madame Merkel a dit : « l’Islam appartient à l’Allemagne ». C’est une phrase que je n’ai pas entendue ici même, en France. Elle qui vient d’Allemagne de l’Est, qui était derrière ce que l’on appelait le rideau de fer, qui n’avait pas le droit de bouger pendant sa jeunesse. Sur les réfugiés, les exilés, les migrants, elle a dit : « si nous ne sommes pas au rendez-vous de cela, pourquoi avoir fait l’Europe ? » Ces paroles-là, nous devons les tenir. On ne doit pas continuer à balancer en disant : « on accueille un peu, mais attention » alors que nous sommes dans un pays de plus de soixante millions d’habitants, avec toutes ses campagnes, tous ses locaux vides… Tout cela est stupéfiant. Pour combattre ceux qui disent « mon emploi est menacé par l’étranger », ce qui n’est pas vrai, il faut avoir un imaginaire qui aille au-delà. Il faut convaincre par un imaginaire. Toutes les précautions qui sont prises sont autant de terrain cédé à une régression démocratique, sociale, qui va entraîner notre pays à l’écart du monde.
Pensez-vous que votre implication personnelle dans le débat ait une réelle utilité auprès du public ?
Je ne sais pas. Je ne suis pas juge de l’utilité. C’est vous qui en êtes juges (rires).
Propos recueillis par Grégoire Bosc-Bierne