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[INTERVIEW] « La culture est essentielle pour créer du lien »
A l’occasion des Rencontres de Cannes, François Lapérou, directeur d’Artefilosofia et organisateur de l’événement, revient sur l’édition de cette année et sur les attentats du 13 novembre.
Que représentent les Rencontres de Cannes pour la vie culturelle de la ville ?
C’est très difficile pour moi de répondre à cette question puisque c’est moi qui les ai créées. Si je dis « rien », c’est de la fausse modestie, si je dis que c’est énorme, c’est de l’orgueil. Donc, ce n’est pas à moi de répondre de ces choses-là. Mais les faits sont les suivants : les Rencontres ont été créées il y a onze ans, et aujourd’hui c’est devenu institutionnel puisque la ville de Cannes a repris ce terme dans lequel elle associe les anciennes rencontres cinématographiques mais également les rencontres littéraires, qui sont là depuis l’année dernière, et bien sur les rencontres de Cannes. Donc il existe aujourd’hui trois manifestations différentes. Je ne peux que me réjouir que celle que j’ai créée il y a plus de dix ans maintenant, ait sa place.
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Ces rencontres visent un public local, ou plus étendu ?
Il y a deux aspects : les intervenants et le public. Si je parle des intervenants, c’est national, depuis le début. On a des représentants des différents médias. Par exemple, cette année, il va y avoir le directeur adjoint de la rédaction du Point, et le rédacteur en chef de l’Obs. Les années précédentes, il y avait eu Christophe Barbier, Franz Olivier-Giesbert. Donc la couverture média nationale est assurée. Au niveau du public, il est local. Cannes bien sûr, les Alpes-Maritimes en général mais aussi l’est du Var. Mais suivant les années, suivant le budget, suivant les options, quand nous retransmettons en direct sur le web comme nous l’avons fait l’année dernière, évidemment qu’il n’y a plus de frontières. Donc je dirais que la réputation de la partie « débats » des Rencontres de Cannes a une audience plus ou moins grande selon si elle est physique ou numérique. Ensuite nous avons un site où toutes les tables rondes depuis dix ans sont disponibles. Comme ce n’est plus de l’actualité brûlante mais que les thématiques restent larges, elles sont vues et revues. Par exemple, vous devez savoir qu’en ce moment, la Russie est montrée du doigt sur la question du dopage. En 2008, lorsque nous avions fait un débat sur les sports et les médias, nous avions organisé un débat avec le docteur Jean-Pierre de Mondenard et il avait été diffusé sur la chaîne parlementaire. Désormais, à chaque fois que la thématique du dopage ressort dans les médias, cette vidéo tourne. Il y a différents aspects : l’actualité du moment et l’actualité qui est réactivée. Donc c’est difficile de répondre d’une manière mathématique à votre question. Mais les Rencontres de Cannes ont une audience nationale, c’est sûr.

François Laperou, organisateur des Rencontres de Cannes, s’est confié à Buzzles au théâtre Alexandre III (crédit photo : Antonin Deslandes)
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Le fait de s’exporter sur le web, de s’ouvrir à un secteur plurimédia, ça bénéficie à la culture selon vous ?
Artefilosofia, qui organise la partie « débats » des Rencontres de Cannes est une association culturelle cannoise qui entend participer à la vie culturelle cannoise mais aussi au-delà de la ville de Cannes. Nous organisons des conférences, nous en faisons une captation sonore et nous sommes producteurs chez les éditions Frémeaux de coffrets CD. Donc il y a certes un aspect local, mais on cherche aussi à offrir un aspect pérenne via le numérique.
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Pourquoi avoir choisi le conflit comme thématique cette année ?
Qu’est-ce qui dans la vie n’est pas conflictuel ? Est-ce que vous avez une situation, qu’elle soit privée, publique, nationale, professionnelle, où le conflit n’est pas le mode de transaction ? Mais le problème n’est pas le conflit tel qu’il est. Notre but n’est pas de faire un répertoire des différents types de conflits que les êtres humains sont capables d’organiser. Nous, ce que l’on veut, c’est montrer à travers le conflit quels sont les moyens de le résoudre. Vous avez quatre possibilités : soit la confrontation, et puis le vainqueur gagne tout et le perdant perd tout. Soit la soumission, pour ne pas tout perdre. Mais c’est souvent une soumission avec des arrières pensées, c’est-à-dire que dès que le soumis sera un peu plus fort, le conflit réapparaîtra. Il y aussi la fuite. Je me rends compte que je ne peux pas lutter, donc je fuis. Soit je disparais complétement et je perd, soit je me cache, je me réarme, je reviens et donc le conflit est toujours là. Et la quatrième et dernière possibilité est la coopération. C’est voir comment, ensemble, nous pouvons traiter cette affaire et résoudre ce conflit. Evidemment, on peut passer par différentes étapes dans un conflit. Pour les Rencontres de Cannes, on désirait choisir plusieurs thématiques et voir comment on pouvait les aborder.
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Alors comment peut-on aborder ce qui s’est passé le 13 novembre ? Tristement, le thème du conflit nous ramène aux événements de Paris, et les Rencontres de Cannes vont devoir aborder une actualité brûlante : l’Islam, la sécurité, et ce qu’une partie de la presse a annoncé comme une guerre des civilisations. Qu’est-ce que ça vous évoque ?
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Notre programme est mis en place depuis six mois. Mais comme vous le dites, les trois quarts des débats prévus nous ramènent à une actualité chaude. Le premier, « Nouveaux conflits et nouvelles théories militaires ». On entend que ça aujourd’hui, les spécialistes nous expliquent que nous sommes en guerre sans vraiment l’être. Donc nous allons chercher à expliquer le pourquoi du comment. Le deuxième, c’est « L’Islam est-il soluble dans la liberté de conscience et la démocratie ? », donc là aussi cela nous ramène à une actualité brûlante.
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Donc vous n’avez pas eu besoin d’adapter votre programme suite aux attentats du 13 novembre ?
Si. Le samedi, nous avons une table ronde sur la justice. Nous l’avons adaptée, nous avons modifié la thématique en accord avec les intervenants et le modérateur. Le thème sera donc « Justice : sécurité et libertés ». Nous sommes dans une situation qui nécessite plus de sécurité, et en même temps se pose la notion des libertés individuelles de chaque citoyen. Cette table ronde est la seule qui a été adaptée. Mais si vous regardez la suite de notre programme, vous avez un débat intitulé « Sommes-nous dans une guerre de civilisations ? », et un autre intitulé « 7 milliards, et moi, et moi, et moi ? » qui abordera entre autres les flux migratoires. Ces deux débats ont également été planifiés il y a plusieurs mois. L’actualité française montre que nous étions vraiment en phase avec ce qui était sous-jacent et qu’on pouvait très bien entrevoir si on était bien informé.

Le programme de l’édition 2015 des Rencontres de Cannes (crédit photo : rencontredecannes.fr)
Pour revenir au débat sur la justice, vous accueillerez Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste dont on a salué l’expertise suite aux attentats du 13 novembre. J’imagine qu’il était prévu depuis plusieurs mois mais que vous devez encore plus vous réjouir de sa venue…
Non seulement on est très satisfait mais nous sommes surtout heureux qu’il ait confirmé sa venue. Et je préfère attendre la dernière minute avant d’être sûr qu’il viendra. La ville de Cannes a pris la décision de maintenir les Rencontres de Cannes. Des mesures ont été prises. Le lieu a évolué pour que la sécurité soit renforcée. Mais pour revenir à Mr Trévidic, c’est bien sûr « la star du moment ». Pour ceux qui s’intéressent à cette actualité, cela fait un moment qu’il est une figure emblématique de la lucidité sur la question du terrorisme. On peut se demander par quelle aberration administrative une personne comme lui est obligée de quitter ses fonctions au bout de dix ans. J’ose espérer que les règles administratives vont être modifiées et que Trévidic pourra revenir à ses fonctions. Mais avant tout, espérons aussi que Mr Trévidic ne se décommandera pas. Je l’ai eu encore ce jeudi 19 novembre au téléphone, normalement il n’y a pas de problème mais on est dans l’attente car on ne sait pas ce qu’il peut arriver. Pour le débat sur la guerre des civilisations par exemple, Dounia Bouzar ne pourra pas être là.
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Pourquoi ?
J’ai reçu des informations du ministère de l’Intérieur, et il lui est interdit de se rendre à une réunion publique. Elle est sous haute-surveillance pour sa sécurité.
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Vous avez prévu de la remplacer ?
On cherche, on y travaille. Il faut trouver quelqu’un qui soit libre, et c’est compliqué dans le sens où les pointures sur ce sujet sont énormément demandées en ce moment dans les médias. Mais pour le moment, je ne peux pas vous donner de nom, ça serait irresponsable de ma part. Mais on trouvera.
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Quel rôle a la culture selon vous dans ces moments, quand la peur grimpe, que le vivre-ensemble est menacé ?
Qu’on ait peur, c’est humain. Quelqu’un qui n’a pas peur, c’est un jihadiste, c’est un fou. La peur fait partie des émotions humaines. La question n’est pas d’avoir peur, c’est comment on gère la peur. Quand les circonstances l’imposent, l’Homme a peur. Mais qu’est-ce qu’il fait de sa peur au final ? Pour le vivre-ensemble, je pense qu’au contraire, ça va créer encore plus de lien. Tout le monde est touché. Il y avait près de vingt nationalités au Bataclan. Donc tout cela crée du lien. Je ne dirais pas que je me réjouis de ce qu’il s’est passé bien sur, mais pour la nation c’est un électrochoc. Il faut s’en servir positivement. On a atteint un point de non-retour, il y a une prise de conscience globale. On est tous dans le même bateau, donc il ne faut pas laisser ce bateau couler. Et dans ce contexte, la culture est essentielle. Le Bataclan, c’est quoi ? Qu’est-ce qu’ont voulu attaquer les jihadistes ? C’est la culture ! Donc il faut répondre par plus de culture. La culture est essentielle pour créer du lien, et pour qu’on puisse tous ensemble regarder dans la même direction.
Propos recueillis par Antonin Deslandes