Rue89 : le participatif à l’épreuve de l’ère numérique

En ce 9 mars, aux Assises du journalisme de Tours, après une conférence sur l’entrepreneuriat chez les journalistes, Pierre Haski est revenu sur l’idéal participatif de Rue89, qu’il a co-fondé en 2007. Rencontre.

Quels ont été les résultats positifs du modèle éditorial de la participation ?

Plusieurs choses ont changé entre le moment où on s’est lancé en 2007, et aujourd’hui. À la base, les quatre co-fondateurs de Rue89 étaient blogueurs. On s’est rendu compte, à travers cette expérience du blog, de la force d’interaction avec les internautes. Dans mon blog sur la Chine, les gens apportaient leur expertise, leurs témoignages, et c’est de là qu’est née l’idée de passer de l’expérience individuelle d’un blogueur vers un site qui s’appuierait sur cette communauté, cette aspiration des gens à prendre part à l’information via des témoignages et apports d’expertise. Un jour par exemple, une tour a brûlé à Pékin et j’avais fait un article dessus : la tour était restée intacte. Dans les commentaires, quelqu’un demandait pourquoi la tour de New-York du 11 septembre s’était écroulée et pas celle-ci : je navais pas la réponse, je n’y connaissais rien, et là un ingénieur s’est exprimé dans les commentaires en disant qu’il travaillait dans une société sous-traitante qui avait participé à la construction de la tour de Pékin, et il a expliqué une technique particulière utilisée pour construire la tour. C’est-à-dire qu’il a apporté une expertise, sa réponse scientifique, à une interrogation d’un autre lecteur. Et c’est ce genre de petits miracles qui étaient exactement à l’origine du projet tel qu’on l’avait imaginé. Pendant les premières années ça a très bien marché, avec par exemple cette plus belle histoire qu’on a eue et qui représente pour moi la magie du système participatif : il y a 5 ans, suite à la fermeture d’une raffinerie en Bretagne, le texte d’un fils d’ouvrier de cette usine nous est parvenu à Rue89. Il expliquait qu’il avait été précaire toute sa vie et qu’il se retrouvait dans une situation où c’était lui qui devait consoler son père car ce boulot était toute sa vie. Là où c’est extraordinaire, c’est que ce texte était à la fois un récit intime de la relation père-fils et un témoignage sur une réalité sociale, à savoir le rapport au travail qui était complètement différent d’une génération à l’autre. Un journaliste qui serait allé làbas aurait écrit une analyse sociale beaucoup plus désincarnée. Ça c’était la partie positive. 

Quelles ont été les déconvenues, alors ?

La surprise désagréable pour nous a été que cet espace participatif qui reposait sur la confiance et le respect s’est beaucoup dégradée, pas seulement chez nous, dans le monde entier, en raison des trolls, de la bagarre… et en particulier de l’extrême droite qui s’en est emparée. On a vu débarquer depuis 4 ans des gens qui viennent pour polluer l’ensemble des fils de débat qui se transforment alors en pugilat, en terrains d’affrontements, à un tel point que ça a découragé les gens de venir participer, parce qu’ils n’avaient pas envie d’être traînés dans la boue. Ça, nous n’avons pas su le gérer, et par la suite certains sites ont même fermé les commentaires. C’est d’une tristesse incroyable et on n’a pas su trouver les parades à cette pollution : c’est donc un espace de liberté qui s’est petit à petit rétréci. On avait beaucoup de témoignages personnels et tout d’un coup les auteurs dans les commentaires se faisaient insulter, traiter de tous les noms, et même si nous faisions de la modération a posteriori, nous ne pouvions pas tout contrôler. C’est le premier écueil auquel nous nous sommes heurtés. 

Le deuxième écueil, c’est qu’une partie du débat et de la participation s’est déplacée vers les réseaux sociaux. Quand nous avons créé le site en 2007, ça n’existait pas. Aujourd’hui, une partie de cette expression individuelle n’a plus besoin de passer par un média, donc le pouvoir d’attraction d’un média pour être le vecteur de ces témoignages a un peu disparu. Rue89 est donc un espace qui dix ans après ne peut plus être le coeur de notre projet éditorial comme il l’était à l’époque. Tout ça est le signe aussi de cet environnement qui change en permanence. Quand nous nous sommes lancés en 2007, nous pensions que le site était adapté à la nouvelle phase et que cette phase allait durer un long moment. Nous n’avions pas perçu que tous les ans une nouveauté allait émerger : les smartphones, Facebook, Twitter, n’existaient pas et la vidéo était moins importante qu’aujourd’hui avec la 3G et la 4G. Nous sommes dans un environnement qui change à une telle vitesse que ce qui semblait être le cœur du modèle éditorial de Rue89 il y a dix ans est aujourd’hui marginalisé par l’émergence d’autres phénomènes et d’autres productions. Il ne faut pas être non plus nostalgique mais je pensais que ça serait quelque chose de beaucoup plus durable.

Quelles peuvent-être les solutions alors pour répondre à ces deux transformations ?

Il existe plusieurs expérimentations aujourd’hui dans le monde pour permettre aux gens de débattre sereinement. Il y a une quinzaine de jours, Wael Ghonim, un web-activiste à l’origine de la révolution égyptienne, a monté une plateforme qui s’appelle Parlio et qui organise des débats, qui peuvent être totalement contradictoires mais qui se veulent respectueux. D’autres gens testent aussi des filtres à commentaires, et à Rue89 nous réfléchissons aussi pour trouver un moyen d’ancrer le commentaire dans la nouvelle époque, comment permettre de continuer le débat dans de bonnes conditions. Si on écrit sur des sujets polémiques, nous nous retrouvons avec une invasion. En plus, nous voyons d’où ils viennent grâce à certains outils et on constate qu’ils viennent de sites qui se sont organisés pour aller faire la guerre : ils indiquent qu’il y a tel papier sur tel ou tel sujet, et c’est à ce momentlà que sur Rue89 on voit débarquer une cinquantaine de personnes qui transforment les commentaires en champs de bataille en moins de dix minutes. Plus personne n’a alors envie de commenter, puisque plus personne n’a envie de passer son temps à répondre à des emmerdeurs. Je pense que la prochaine bataille est là : sauver le débat public sur Internet. Nous cherchons des parades, en travaillant sur la technique, peut-être pouvonsnous tenter de limiter les choses à un lieu de débat par jour, à organiser le débat pour permettre de lui rendre ses lettres de noblesse.

Propos recueillis par Ninon Fauchart