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[INTERVIEW] Mediacités : « Il y a un disfonctionnement démocratique majeur au niveau de la presse »
L’investigation sans concession. C’est la devise de Mediacités , nouveau journal en ligne d’investigation locale. Cette nouvelle aventure a commencé hier, 1er décembre, à Lille. Jacques Trentesaux, co-fondateur du projet nous en dit plus sur les tenants et les aboutissants de cette initiative.

Jusqu’en mai 2016, Jacques Trentesaux était rédacteur en chef de l’Express, en charge du service « Villes ». (Crédits : Médiacités)
Médiacités, qu’est-ce que c’est ?
On se définit comme un site d’investigation locale multi-ville, c’est-à-dire une sorte de réseau, un seul site qui, à terme, sera présent dans les grandes villes de France. Notre ligne éditoriale est très claire : l’investigation. Nous expliquerons aux lecteurs les enjeux, les coulisses de leurs villes. On va le faire à la faveur d’enquêtes long format sur la politique, mais pas seulement, aussi sur l’économie, la culture, le sport… On propose une enquête par semaine en échange d’un abonnement mensuel de 6 euros.
Comment le projet est-il né ? Y a-t-il un évènement particulier à l’origine de cette initiative ?
Il y a une opportunité. Sur les sept fondateurs, quatre viennent du groupe de l’Express qui a été vendu à Patrick Drahi. Certains ont été licenciés, d’autres on fait jouer leurs clauses, se sont portés volontaire pour le départ. Les conditions de départ ont été bonnes, nous sommes partis avec une bonne somme d’argent. Cela nous a permis de se lancer et d’essayer de créer un nouveau média. C’est le déclencheur.
Pourquoi ce concept ?
On fait le constat qu’il y a une faille dans la couverture médiatique française, il y a très peu d’enquêtes consacrées aux grandes villes. La presse nationale est essentiellement parisienne, elle enquête peu au-delà du périphérique et la presse locale ou régionale ce n’est pas sa spécialité, (…) elle est généraliste donc n’enquête pas autant qu’il le faudrait. On entend beaucoup de critiques sur la presse quotidienne régionale comme « c’est des chiens écrasés« , « c’est une presse qui n’est pas libre, qui dépend des collectivités territoriales parce qu’elle a des liens d’affaire.«
Ce n’est pas tout à fait faux non plus, pour certains cas du moins…
Non, ce n’est pas tout à fait faux. C’est même plutôt vrai. Cela varie un peu selon les journaux. Cela nous incite à avoir une démarche d’indépendance et d’investigation en espérant que le public déçu de la presse quotidienne régionale s’intéresse à Mediacités.
Depuis quand est-ce que vous et votre équipe travaillez sur ce projet ?
On a commencé à en parler au mois de mars et à travailler dessus à partir de mai 2016. Le concept va être testé sur une ville. Cette ville, c’est Lille. On va voir comment le public réagit, si cela répond à une attente. Puis on se laisse un peu de recul pour analyser les chiffres avant de dupliquer, c’est-à-dire de se lancer dans trois autres villes au printemps 2017 : à Lyon, Toulouse et Nantes.
Pourquoi Lille en premier ?
Pourquoi pas ? Il y a quatre raisons qui nous ont incités à choisir Lille. Premièrement le potentiel, quand on parle de Lille il s’agit de la métropole qui fait plus d’1 million d’habitants, du coup il y a du public, des clients potentiels. La deuxième raison c’est qu’il n’y a pas énormément de concurrence, il n’y a pas beaucoup d’acteurs médiatiques. Ensuite, c’est proche de Paris, c’est plus facile pour les fondateurs localisés à Paris. La dernière raison c’est qu’on connait bien la ville. J’ai déjà enquêté sur elle et je suis originaire de la région.
Vous ciblez ensuite les autres villes de France ?
Il n’y a pas de limite. Si on rencontre du public, il n’y a pas de raison de s’arrêter aux métropoles. C’est une question de marché, de solvabilité de marché. Notre plan de marche prévoit une présence sur 7 villes en 2018 et 10 villes en 2019. D’ailleurs, parmi les 10 villes il y a Nice. A Nice il y a des choses à faire. C’est un média qui écrase tout et qui est très critiqué. On pense qu’on a une carte à jouer dans cette ville en proposant des enquêtes qu’on ne verrait pas dans Nice-Matin.
Vous comptez faire un évènement particulier pour inaugurer le lancement du média ?
Une fête de lancement la veille au soir. 130 personnes sont attendues. On essaye aussi d’innover dans le rapport au public. On estime que beaucoup de journaux se sont éloignés de leur public et n’écoutent plus assez les envies et les doléances des lecteurs. Du coup il y a une sorte de coupure qui s’est créée et nous on veut profiter du fait que ce soit un média de proximité pour prolonger certaines enquêtes par du débat public. Des soirées où on parle du thème d’une enquête et le journaliste continue d’expliquer son enquête et répond aux questions que les lecteurs peuvent se poser.
Certains journaux locaux sont jugés trop proches des élus. Est-ce que votre initiative peut effrayer ?
Ce n’est pas sain. On a inventé, grâce à Montesquieu, une théorie qui s’appelle la séparation des pouvoirs : pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Moi, en tant que journaliste j’aurais tendance à dire qu’il y a un quatrième pouvoir, celui de la presse, et lui aussi doit être indépendant des autres. Quand il y a trop de connivence ou de proximité ce n’est pas sain pour la démocratie. Nous ne serons de connivence avec personne. Cela peut faire peur mais c’est le bon sens, et je pense que le public comprendra cela (…) on est juste là pour enquêter, après c’est le public qui tranche. Il tranche avec sa carte bancaire pour acheter ou non un abonnement à Médiacités et après il tranchera avec son bulletin de vote pour réélire ou non les élus qui auront abusé de leurs prérogatives.
Avez-vous quelque chose à ajouter en rapport avec le projet ?
La presse va mal en général. Il y a un souci qui dépasse le cas de Médiacités. Médiacités, c’est une tentative, une tentative de renouer un lien de confiance avec le public et de renouer avec les fondamentaux du journalisme. Les gens n’ont plus confiance aux journalistes et souvent à raison. L’opinion nous considère comme dépendants. Il faut travailler sur ça parce que ce n’est pas sain. Il n’est pas normal que nous soyons aussi critiqués et que les gens se détournent des médias pour lire tout et n’importe quoi. On est aussi dans un secteur en grande difficulté qui se cherche. Il n’y a pas beaucoup de journaux qui gagnent de l’argent, il y a un problème d’offre, la presse s’intéresse aux actionnaires et annonceurs et ne s’intéresse plus aux lecteurs. Il y a une pression très forte pour satisfaire les annonceurs ou les actionnaires, qui généralement en France, sont à 80% des milliardaires qui s’achètent une influence et dont l’activité principale n’est pas la presse. Il y a un dysfonctionnement démocratique majeur au niveau de la presse et personne, vraiment personne ne semble bouger. On ne va pas tout révolutionner mais Médiacités c’est une contribution pour que cela change. La grève à I-Télé est symptomatique d’une communauté de journalistes qui tentent le tout pour le tout. Beaucoup ont démissionné. C’est un combat unique et très singulier. C’est quelque part le reflet du dysfonctionnement médiatique et démocratique de notre pays. Il y a un enjeu qui nous dépasse.
Propos recueillis par Djenaba Diame