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Yémen, des milliers de morts dans l’indifférence générale
Le Yémen est, depuis l’intervention de la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite pour faire face à la rébellion, décimée par les bombardements. Entre réfugiés en masse, famine grandissante et plus de 10 000 civils tués, le conflit yéménite prend une ampleur dramatique dans l’indifférence la plus totale. François Frison-Roche, chercheur au CNRS et spécialiste des transitions démocratiques, nous livre son point de vue sur cette situation qui plonge le Yémen dans le chaos, dans une certaine indifférence politico-médiatique.

Le Yémen et ses principaux voisins. Le Yémen en marron, l’Arabie Saoudite en jaune et l’Iran en bleu (crédits: mapsofworld)
Le pays arabe le plus pauvre subit les bombardements du pays arabe le plus riche. Armé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, l’Arabie saoudite bombarde le Yémen – depuis 2015 – pour tenter d’écraser la rébellion menée par les Houthis. Avec plus de 10 000 morts et 40 000 blessés, le pays vit une véritable catastrophe humanitaire, et les pays occidentaux semblent indifférents face à cette situation.
François Frison-Roche, chercheur au CNRS, a dirigé le projet « Aide à la transition démocratique au Yémen ». Détaché par le gouvernement français à Sanaa auprès de la Commission de rédaction de la Constitution entre 2012 et 2014, il nous livre son analyse sur ce conflit.

Un homme et un enfant marchent sur un site bombardé par l’Arabie saoudite à Sanaa, capitale du Yémen, le 3 juillet 2015 (crédits: REUTERS / Khaled Abdullah)
Pourquoi parle-t-on si peu du conflit yéménite ?
Situé au sud-ouest de la péninsule arabique, face à la Corne de l’Afrique, le Yémen est en marge de l’actuel arc de conflits que représentent la Syrie, l’Irak et le Liban. Au Moyen-Orient, le cœur des rivalités reste dans la région israélo-palestinienne, sans compter désormais la rivalité exacerbée entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Le Yémen est donc, si l’on peut dire, « en périphérie » de ces « grands » conflits. C’est l’une des raisons pour laquelle il n’est pas au centre de l’attention.
La presse française est peu renseignée car ce pays ne fait pas partie de sa zone d’intérêt habituelle. Contrairement à la Grande-Bretagne, par exemple, la France n’a jamais eu une activité coloniale dans la Péninsule arabique. Il est donc logique que les journalistes français soient mieux informés sur les anciennes zones d’influence française que sur le Yémen, qui a été longtemps l’allié de l’Union soviétique, du moins en ce qui concerne l’ancien Yémen du Sud.
L’actuel conflit yéménite est aussi peu médiatisé du fait de sa complexité. Il y a plusieurs guerres dans ce conflit. Il y a celle entre l’Arabie saoudite et le mouvement rebelle houthis. Cette guerre renvoie donc au conflit « doctrinal » entre les deux principaux courants de l’Islam avec, d’un côté, l’Arabie Saoudite sunnite et, de l’autre, l’Iran chiite. Cette dernière soutient politiquement le mouvement rebelle houthis.
Il y a aussi une guerre « yéméno-yéménite » entre l’ancien autocrate, Ali Abdallah Saleh et les forces militaires qui lui restent fidèles, et l’actuel président intérimaire, Abd Rabbo Mansour Hadi, reconnu par la communauté internationale et longtemps réfugié à Riyad. Les « Sudistes » et les « Nordistes » sont également en confrontation puisque le Yémen était, jusqu’en 1990, divisé en deux entités indépendantes. L’unification a donné lieu en 1994 à une guerre civile qui a laissé des traces.
Il y a aussi une guerre avec Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), et accessoirement DAECH, qui concerne directement la communauté internationale et, principalement, les Etats Unis, alliés de l’Arabie saoudite.
L’instabilité chronique du pays s’explique par la faiblesse historique du gouvernement central. Le Yémen reste profondément tribal. L’Etat n’était présent que dans certaines régions, surtout dans les grandes villes. La plupart du territoire était plutôt sous le contrôle des chefs tribaux dont les alliances variaient au fil des circonstances politiques et des relations clientélistes qui se nouaient. Ce sont tous ces éléments qui rendent le conflit très difficile à comprendre.
« L’Europe et l’Asie seraient menacées par le conflit yéménite »
Le facteur confessionnel est souvent cité pour justifier l’intervention de la coalition arabe, dirigée par l’Arabie Saoudite, pour contrecarrer la progression du mouvement houthiste. N’y a-t-il pas également des intérêts géostratégiques ?
Dans cette région, la position du Yémen est géostratégique. Il y a donc forcément des justifications de ce type dans la décision de l’Arabie saoudite d’intervenir militairement. Une grande partie du pétrole de Riyad transite par la Mer Rouge et passe donc par le détroit de Bab-el-Mandeb. Si le Yémen venait à menacer la sécurité du détroit, ce serait une atteinte considérable aux intérêts vitaux de l’Arabie saoudite. Mais ce n’est pas le seul pays intéressé, l’Egypte est également concernée par cette guerre car si le trafic était interrompu dans le détroit de Bab-el-Mandeb, sa première ressource en devises étrangères, celle générée par la circulation maritime à travers le canal de Suez, en souffrirait gravement.
L’Europe et l’Asie seraient également menacées dans la mesure où 35 à 40% du commerce maritime mondial transite par ce détroit. Le conflit yéméno-yéménite se retrouve donc inclus dans des considérations géostratégiques importantes.
« Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pourraient être accusés de complicité de crimes de guerre »
Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, qui ont ratifié le traité de commerce sur les armes (TCA), fournissent en armement l’Arabie saoudite alors qu’il commet des « crimes de guerre ». Comment se fait-il que ces trois pays vendent des armes à Riyad alors que le TCA le leur interdit ?
On ne peut pas mettre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sur un pied d’égalité. Les proportions, en volume et en valeur, varient énormément d’un pays à l’autre. Entre 2009 et 2016, par exemple, les Etats-Unis ont abondé le marché saoudien en armement à hauteur de 40%, ce qui représente un transfert de 115 milliards de dollars selon le Congressional Research Service.
La Grande-Bretagne fournirait plus de 30% de l’armement de Riyad. Selon un récent rapport d’ATT Monitor, la France aurait vendu beaucoup moins d’armement à l’Arabie saoudite. Elle a récemment signé, toutefois, des contrats importants dont la presse a rendu compte. Ces contrats restent à être confirmés.
En revanche, Washington et Londres ont vendu des bombes à fragmentation utilisées par l’aviation saoudienne au Yémen. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne craignent d’éventuelles poursuites qui pourraient être engagées contre eux, d’autant plus quand des ONG comme Human Rights Watch ou International Crisis Group dénoncent l’utilisation de ces bombes contre des civils yéménites. Il est donc possible, bien que peu probable, que ces deux pays soient éventuellement accusés de « complicité de crimes de guerre ». C’est la principale raison, d’ailleurs, pour laquelle les Etats-Unis ont récemment suspendu une vente de bombes à fragmentation.
Quel rôle joue aujourd’hui l’ONU pour tenter d’enrayer le conflit ?
L’ONU essaye de jouer un rôle de « bons offices » et de trouver une solution à cette guerre mais elle est prise en tenaille par des considérations qui dépassent largement ce conflit. Il est très difficile de résoudre un conflit local quand c’est aussi un conflit régional qui ne veut pas dire son nom.
Le rôle de Téhéran est à nuancer. Riyad développe une sorte de paranoïa autour de son implication dans le conflit. L’Iran soutient politiquement les Houthis, cela ne lui coûte rien et jette de l’huile sur le feu. L’Arabie saoudite paye le prix fort, tant sur le plan financier que sur le plan de son image extérieure. Mais l’Iran n’a pas la possibilité réelle de fournir des armes en quantité. Le Yémen est géographiquement dans une situation très particulière et les satellites américains surveillent en permanence le pays. Si des bateaux iraniens accostaient sur les côtes du Yémen, on le saurait.
Avec l’arrivée du roi Salman au pouvoir en Arabie saoudite, les choses se sont rapidement dégradées. Riyad a toujours considéré le Yémen comme son « étranger proche », un peu comme la Russie au sujet de l’Ukraine. Les pays occidentaux sont gênés car nous dénonçons ce que fait Moscou avec l’Ukraine mais nous soutenons l’Arabie saoudite quand elle intervient au Yémen.
« Le Yémen n’existe quasiment plus en tant qu’Etat »
Les bombardements de l’Arabie saoudite semblent mener nulle part. Où en est l’opération militaire actuellement ?
Ce conflit ne mène nulle part, et il devient très coûteux pour l’Arabie saoudite ! Elle dépenserait trois milliards de dollars par mois dans cette guerre au Yémen. Riyad a, d’ailleurs, été obligée d’avoir recours pour la première fois de son histoire à un emprunt pour boucler son budget. La situation financière du royaume devient préoccupante d’autant plus que le prix du baril du pétrole est bas. C’est une guerre qui commence à lui coûter énormément ! L’Arabie saoudite a certainement conscience qu’elle est dans une impasse. Les rapports de force sont tels sur le terrain que le conflit peut s’éterniser encore longtemps.
Le Yémen pourrait-il avoir le même destin que l’Irak, c’est-à-dire un pays dévasté par la guerre et sans structure politique ?
Le Yémen est d’ores et déjà totalement dévasté sur le plan des infrastructures et la famine menace désormais 80% de la population. Le Yémen n’existe quasiment plus en tant qu’Etat. Et le gouvernement actuel ne représente plus grand-chose pour les yéménites. Dans cette région de la Corne de l’Afrique, la Somalie est un « Etat failli », l’Erythrée est un « Etat voyou » et une dictature, l’Ethiopie est un « Etat faible ». Si le Yémen venait à sombrer dans le chaos, cela rendrait le détroit de Bab-el-Mandeb et tout le golfe d’Aden très dangereux. La communauté internationale devrait y réfléchir car elle pourrait être rapidement très directement concernée.
Marvin Guglielminetti