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RIG Pologne #5/5 : Résistances et subversions numériques
À chaque pouvoir son opposition. Alors que les médias muselés par le gouvernement perdent en crédibilité, des activistes ont décidé d’utiliser Internet comme lieu où l’expression ne pourra être limitée.
Quelques jours après l’attentat de Bruxelles en 2016, le PiS annonce sa volonté de protéger la Pologne à travers une nouvelle loi « antiterroriste ». Si cette nouvelle loi présente en apparence une simple volonté de mieux contrôler les frontières, le texte va en réalité beaucoup plus loin en direction de la réduction des libertés de la personne.
En plus de donner des pouvoirs de surveillance non contrôlés par la justice à l’ABW (agence de sécurité intérieure polonaise), la loi antiterroriste de Jarosław Kaczyński propose en effet la création d’une liste d’information régulièrement entretenue sur les citoyens polonais et sur les étrangers rentrant dans le pays. Un véritable danger pour les libertés individuelles pour Amnesty International condamnant fermement cette loi donnant des pouvoirs « quasi illimités » aux services de sécurité.
La réponse subversive de la bergère
Les opposants au gouvernement en fonction s’inquiètent également de deux mesures phares de cette loi : la possibilité de couper l’accès à un site web depuis la Pologne sans mandat et l’interdiction des rassemblements dans certaines situations. Pour protester, les opposants utiliseront donc le web et les rassemblements. Réponse clin d’oeil de la bergère au berger PiS ? En tous les cas, un comportement non moutonnier et non dénué d’une bonne part de subversion.
Des sites comme Niebezpiecznik, spécialisés dans la sécurité, profiteront de l’occasion pour former les citoyens à la sécurité sur Internet. À travers articles et conseils particuliers, les rédacteurs de ce blog s’engageront contre le gouvernement et contre la loi en préparant les citoyens à un monde où Internet pourrait être coupé. Les lois anti-terroristes obligeant chaque citoyen à déclarer une carte SIM avec son identité, Niebezpiecznik donne aux polonais de multiples conseils afin d’éviter d’être « traqués » par le gouvernement. Le site appellera même les citoyens polonais à écrire directement au président en leur apprenant la procédure à suivre. Une lettre ayant pour but de « dialoguer avec le président et non pas de purement s’opposer » en lui expliquant pourquoi sa loi est dangereuse est mise à disposition des internautes. La lettre, à lire ici en version autotraduite, sera partagée plus de 780 fois et permettra à ses « e-Militants » de faire connaître leur mouvement.

La lettre envoyée au Président Duda par des centaines de militants craignant les dérives de la loi antiterrorisme. (Traduction Polonais/Anglais par Google Translate)
Un journalisme citoyen
Pour exprimer leur colère, de nombreux polonais utilisent également Internet pour rendre compte de ce qui se passe en Pologne. C’est par exemple le cas de Mariusz Wilu. Depuis l’arrivée au pouvoir du PiS, Mariusz aura organisé 75 différents Periscope, des vidéos diffusées en direct sur Internet et permettant aux spectateurs de poser des questions en temps réel. Dans ces vidéos, Mariusz filme des manifestations devant le palais présidentiel et discute avec les manifestants de leurs revendications. Un moyen d’informer en toute liberté. Internet est un libérateur d’opinion pour ces activistes au travail journalistique. « C’est ce qui empêche aujourd’hui les gouvernements de manipuler ». On compte des dizaines de comptes Periscope ou Facebook Live différents consacrés à un suivi du climat social polonais.
Un pays connecté ? Après sa rupture avec l’URSS, la Pologne subit une crise économique et une restructuration compliquée après des années d’absence de la sphère internationale. En conséquence, la téléphonie fixe met énormément de temps à se déployer, créant un fossé entre la Pologne et les autres pays européens. Un fossé se ressentant encore aujourd’hui. En effet, seulement 19% des Polonais étaient équipés d’une ligne fixe chez eux pour accéder à Internet en 2014, là où 40% des Français sont par comparaison équipés. ![]() En matière de développement de l’Internet fixe, la Pologne est le mauvais élève européen (Bureau des télécommunications polonaises)
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OKO.Press : quand le fact-checking fait face à l’autoritarisme
Face à l’autoritarisme du gouvernement et sa main mise sur les médias publics, une initiative a vu le jour. OKO.Press, site web spécialisé dans le fact-checking et l’investigation est né d’une volonté de lutter pour préserver la liberté d’expression dans le pays.
En juin 2016, quelques mois après l’arrivée au pouvoir du PiS, le premier site web de fact-checking en Pologne voit le jour. Sa démarche, engagée, a pour but de vérifier les informations diffusées par le gouvernement à travers les médias publics. « Nous nous battons parce que nous avons un gouvernement non démocratique, un régime autoritaire qui essaie de contrôler tous les aspects de la vie sociale et politique », explique Piotr Pacewicz, rédacteur en chef d’OKO.Press. Pour ce journaliste, la lutte contre la censure et les fausses informations diffusées par le gouvernement est un enjeu majeur, qui n’est pas propre qu’à la Pologne. « C’est comparable à Trump aux États-Unis, Erdogan en Syrie, Orban en Hongrie ou chez certains politiques en France ». La ligne éditoriale d’OKO.Press s’inscrit dans ce combat-là. « C’est un mélange de cette volonté de vérité et de notre combat politique envers ce mauvais gouvernement, stupide et non démocratique. »
Le site est financé par le plus grand groupe de presse privée de Pologne, Agora – également propriétaire de la Gazeta Wyborcza et Polityka, les deux plus grands quotidiens et hebdomadaires libéraux-. Uniquement disponible sur le web, ce projet vise « à toucher différents groupes de la société, notamment les jeunes ». Avec une diffusion sur leur site et les réseaux sociaux, les productions d’OKO.Press reposent sur la générosité des lecteurs. « Nous recevons 65% de notre financement de la part de nos lecteurs, mais sinon il n’y a aucun abonnement et le contenu est gratuit », se réjouit le rédacteur en chef, qui remarque que ce modèle révèle une volonté des Polonais de s’informer correctement. « La réaction des gens reflète le fait que nous ne voulons plus de ces mensonges, nous voulons la vérité. Nous voulons savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. » Avec 500 000 lecteurs uniques hebdomadaires son lectorat continue de croître.
Pour mieux contrer les fake-news, Piotr Pacewicz s’est entouré d’une équipe de spécialistes. Elle est composée de jeunes, qui ne sont pas pour la plupart journalistes. « Ils proviennent d’ONGs spécialisées dans les droits de l’Homme, les droits des femmes… car il y a matière à traiter dans le pays avec la loi sur l’avortement, les idées homophobes et celles contre l’immigration … »
Même si les médias privés comme Oko.Press ne sont pas sous le contrôle du gouvernement, rien n’empêche les menaces. « Nous pensions en avoir plus. Après, ils ont réduit leur part de financement, l’accès à l’information publique et nous ont attaqué en procès plusieurs fois ». Si informer dans ces conditions n’est pas un travail évident, le combat mené par la rédaction prime. « Je ne dirais pas que ce sont des temps difficiles. Nous avons la possibilité de lutter contre ce système politique, de lutter contre ce que nous détestons ». OKO.Press c’est avant tout un média qui agit dans l’intérêt général, qui parle à la majorité des Polonais. « Il y a 10% des votants qui aime le gouvernement, 20% qui s’en moque. Mais il y a 60 % qui ne l’aime pas, voire le déteste. Et c’est au nom de ces 60 % que je travaille. »
![]() Piotr Pacewicz (Crédit photo : CampTech Warsaw) Piotr Pacewiz, rédacteur en chef engagé Avant de devenir le rédacteur en chef d’OKO.Press, Piotr Pacewicz a marqué l’histoire du journalisme indépendant en Pologne. D’abord psychologue, il rentre dans le journalisme dans les années 80 en intégrant l’hebdomadaire clandestin « Solidarity » (« Tygodnik Mazowsze »). « C’était le plus grand hebdomadaire clandestin du monde, j’en suis sûr car nous le diffusions à environ 200 000 exemplaires ». Impliqué dans le journalisme civique, Piotr Pacewicz a organisé des campagnes d’information à visée sociale de grande envergure. L’une d’entre elles avait pour but d’ « améliorer le traitement des médecins et des infirmières envers les femmes qui donnent la vie ». Il a été plusieurs fois récompensé pour avoir plaidé et écrit sur les droits de l’homme, la discrimination à l’égard des femmes, l’antisémitisme et l’homophobie. En février 1989, s’ouvrent les négociations de la Table ronde. Piotr Pacewicz participe aux discussions qui mèneront à la fin de la Pologne communiste. Suite à cet évènement naît la Gazeta Wyborcza d’Adam Michnik. Piotr Pacewicz prend part à la naissance du quotidien, engagé en faveur de la coalition Solidarność. En 2010, il devient rédacteur en chef du journal, « le plus influent et important » de Pologne. « Puis j’ai quitté la Gazeta et j’ai participé à la fondation d’Oko Press avec d’autres journalistes », alors que le parti populiste d’extrême droite venait de remporter les élections. Depuis, le journaliste est à la tête de ce média, largement reconnu pour son engagement afin de préserver « la liberté d’expression et la disponibilité sécurisée de l’information dans le pays. » |
Nicolas Lellouche & Mariette Guinet