[RIG LUXEMBOURG #3/7] : Quelles forces en présence

Qui truste le marché des médias au Luxembourg ? Après le scandale des LuxLeaks, il est légitime de se demander à qui appartient cette presse qui n’a rien vu – ou rien voulu voir. Pour vous, Buzzles révèle au grand jour ce que l’élite luxembourgeoise se donne tant de mal à cacher.

Au Luxembourg il n’existe pas d’agence de presse nationale. Les rédactions sont nombreuses, certes, mais appartiennent pour la plupart à seulement 3 groupes de presse différents : Saint-Paul et Editpress pour la presse écrite – le paysage audiovisuel luxembourgeois, lui, est presque entièrement possédé par RTL. Dans les quotidiens principaux, seuls deux n’appartiennent pas à l’un de ces groupes : Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, détenu par le parti communiste, et Lëtzebuerger Journal, proche du parti démocratique luxembourgeois. Leur lectorat représente à peine 2% de la population, et reste largement minoritaire par rapport à celui des colosses de l’information qui leur font face.

Une situation de connivence

Le groupe Saint-Paul Luxembourg détient une demi-douzaine de titres papier. Parmi eux, le quotidien catholique phare du Grand-Duché, le Luxemburger Wort, mais aussi Télécran. Paul Peckels (une ancien cadre dirigeant de l’Entreprise des P&T, la Poste luxembourgeoise possédée par l’Etat), a pris les fonctions de directeur général du groupe en septembre dernier, aux côtés Jean-Lou Siweck, rédacteur en chef et ancien du Quotidien. Mais depuis 2014, le groupe bat de l’aile : l’influence du Luxemburger Wort est largement trustée par RTL, on compte une vingtaine de départs volontaires, au sein de la rédaction mais aussi des ressources humaines depuis 2016. La ligne éditoriale, souvent pro-gouvernementale, s’adoucit. Malgré tout on peut douter de son objectivité, notamment à cause de la présence de l’ancien directeur de banque et président de la Banque Internationale Luxembourg, François Pauly, au sein du conseil d’administration du groupe de presse. Conseil lui-même présidé par celui qui était ministre des finances de Jean-Claude Juncker pendant la période des LuxLeaks. Vous avez dit connivence ?

Un monopole décomplexé

RTL Group, pour Radio Télévision Luxembourg, est un groupe audiovisuel luxembourgeois présent dans une trentaine de pays à travers le monde. Son actionnaire majoritaire est la société de médias allemande Bertelsmann. Il est co-dirigé par Guillaume de Posch, ancien de Suez (société qui aurait échappé à 300 000 euros d’impôts au Luxembourg) et Anke Schäferkordt qui a, elle, fait ses débuts à la Bertelsmann SA. Alain Berwick, le directeur des activités médias luxembourgeoises de RTL Group et proche du premier ministre luxembourgeois, déclarait à nos confrères de Paperjam : « RTL contribue certes à forger l’opinion publique, car la marque RTL a un impact largement supérieur à tout autre média au Luxembourg, et notamment à celui du Wort. A titre d’exemple, Top Thema réunit tous les soirs 130 000 spectateurs. Dans l’opinion des Luxembourgeois, cette partie du journal TV a pris la place qu’occupaient autrefois les éditos du Wort. Une étude récente a révélé que les pages les plus lues dans la presse quotidienne sont les publicités des supermarchés, la nécrologie et les petites annonces. L’impact du Wort a donc largement faibli et, si le quotidien se voit aujourd’hui obligé à devenir un peu plus « open minded’, c’est quelque part dû au succès de RTL. ». Un monopole pleinement assumé par le groupe.

Une concurrence imparfaite en presse papier

Le groupe Editpress possède également de nombreux titres de presse dont Tageblatt, Le Jeudi ou encore Le Quotidien. Il se classe deuxième dans les groupes de presse au Luxembourg. A sa tête, une femme, Danièle Fonck, une ancienne journaliste diplômée à Paris. Editpress est détenu à hauteur de 60,69% par la Centrale du LAV asbl (fédération syndicale ouvrière, une des deux fédérations ayant fondé l’OGBL), à 17,24% par la Coopérative Casino syndical Luxembourg (FNCTTFEL), à 6,48% par des actionnaires privés, à 3,2% par Le Monde SA (Paris), par le LSAP à hauteur de 2,12% et par la Fédération générale des instituteurs luxembourgeois à 1,99%. Depuis plusieurs années, le groupe s’associe avec Saint-Paul Luxembourg sur divers projets. Par exemple, LuxMediaHouse est possédée à parts égales par les deux groupes. Leurs intérêts communs les place dans une situation de non concurrence qui dessert le lectorat luxembourgeois.

Un partage inégal du paysage médiatique

Pour ce qui est de l’influence de chacun, selon une enquête réalisée par TNS Ilres et Kantar TNS, pour le compte d’Editpress,  RTL ainsi que Saint-Paul Luxembourg, RTL domine très largement le paysage médiatique En ce qui concerne le numérique, le leader RTL.lu atteint 28,6% de la population, Lessentiel.lu et Wort.lu sont au coude-à-coude avec respectivement 17,5% et 17,4. Lessentiel.lu passe devant son concurrent du groupe Saint-Paul, alors que le rapport de force était préalablement inversé. Du côté des quotidiens, pas de changement notoire dans un classement dominé par le Wort (32% de la population en lectorat par jour moyen), devant L’essentiel (27,1%), le Tageblatt (8,7%), Le Quotidien (5,1%), le Lëtzebuerger Journal (1,6%) et le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek (0,4%).

Du côté de Maison Moderne, entreprise de médias indépendants qui n’a pour l’instant qu’une influence limitée, c’est le titre phare Paperjam qui tire son épingle du jeu en tant que premier média économique et financier du pays. La version magazine atteint 10,1% de la population par numéro et le site internet 11300 lecteurs résidents par jour. Dans l’audiovisuel, le rapport de force reste inchangé en radio avec RTL Lëtzebuerg en tant que leader, 37,2% de la population l’écoute, devant le produit musical du groupe RTL, Eldoradio (23,3%), le programme allemand RTL Radio (8,0%), Radio 100,7 (5,4%), L’essentiel Radio qui fait son entrée dans le sondage après son arrivée sur les ondes il y a un an (5,2%), Radio Latina (5,0%) et Radio Ara (1%).

Si la population ne ressent pas forcément cette situation de monopole comme une nuisance à la liberté de la presse, les journalistes luxembourgeois, eux, ne sont pas dupes. Selon le rédacteur en chef du Quotidien Fabien Grasser, la « grande proximité entre les mondes politiques, financiers et médiatiques » est le seul frein à l’autonomie des journalistes.

Solenne Barlot