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À Gorbio, « l’artisanat, c’est l’âme du pays »
Dimanche 1er octobre, le petit village de Gorbio, situé sur les hauteurs de Menton, organisait sa traditionnelle fête de la branda, une eau-de-vie à base de raisin. Mais cet événement n’était pas seulement l’occasion de découvrir cet alcool local. Cette manifestation tente de transmettre les valeurs de l’artisanat et des vieux métiers. Reportage.
Une vigoureuse odeur de raisin subtilise soudainement l’attention des visiteurs. Tirés hors de leurs conversations par un bruit similaire à celui d’un échappement de gaz, les curieux s’amassent autour d’un homme debout sur une charrette en bois. Les mains gantées de cuir et son chapeau noir vissé sur la tête, Emile Tihya des allures d’apprenti chimiste lorsqu’il se démène avec son imposant alambic en cuivre. Pourtant, l’artisan est un expert de la « branda », une eau-de-vie de raisin aussi appelée marc de Provence. Emile Tihy est bouilleur de cru, et en ce dimanche 1er octobre, il offre son alcool artisanal sur la place du petit village de Gorbio, perché sur les hauteurs de Menton, dans les Alpes-Maritimes.

Emile Tihy et son alambic en cuivre ont fait sensation sur la place du village (Crédit photo : Guillaume Truillet)
« C’est une tradition vieille de plus de trente ans. Bien avant que j’arrive à la mairie », plaisante Michel Isnard, maire de Gorbio depuis seize ans. La tradition en question, c’est la fête de la branda. Chaque année, face à l’orme tricentenaire, « l’âme du village » d’après l’élu, un marché de producteurs locaux s’installe pendant une journée. Huiles essentielles, socca, fromages aux odeurs et aux allures plus ou moins enivrantes, fruits et légumes multicolores aux formes parfois déroutantes… Les senteurs émanant de tous ces étalages mettent l’eau à la bouche. Et les visiteurs qui sillonnent la petite place au sol en pierre fissuré par les années semblent avoir succombé. Personne ne repart les mains vides.
Des savoir-faire uniques
La fête de la branda n’est pas qu’un simple marché de producteurs. Pour la huitième année consécutive, Emile Tihy propose une dégustation du fameux élixir grâce à une machine hors du commun. Il verse de grands sceaux remplis de grappes de raisins – fournis par des viticulteurs de la vallée – dans son fidèle alambic, et procède ainsi à la distillation de la branda, sous l’œil ébahi des curieux. Installé sur une charrette en bois afin d’être déplacé plus facilement, l’alambic trône fièrement sur la place du village et vole la vedette aux autres étalages.
Au XIXème siècle, le monstre de cuivre culminant à environ deux mètres de hauteur et au moins autant de largeur suivait l’armée dans le massif de l’Authion. La branda revigorait les soldats et les désinhibait avant qu’ils ne se fassent « massacrer sur le champ de bataille », raconte le maire. À la manière d’un barman émérite, Emile Tihy verse son alcool translucide dans de minuscules gobelets en plastique, disposés côte à côte sur une longue table en bois. Même si la branda est une eau-de-vie très forte, certaines gorges affûtées s’enivrent avec plaisir des légers arômes de raisin qui apparaissent en second rideau, derrière le puissant effluve de l’alcool.
Les vieux métiers à l’agonie
Mais la fête de la branda ne permet pas seulement de découvrir le savoir-faire unique en France d’Emile Tihy. À quelques mètres de la place du village, dans la cour de l’école, une poignée d’irréductibles artisans s’attachent à faire découvrir leurs passions. « Les enfants ne veulent plus accepter ce que disent les anciens », s’insurge Daniel, 71 ans, le tailleur de pierre des Compagnons du Mentonnais. Son association vise à transmettre les savoir-faire des vieux métiers, même si selon lui « les jeunes d’aujourd’hui ne s’intéressent plus qu’à leurs tablettes ». Louis, le forgeron de 81 ans, déplore quant à lui entre deux coups de marteau « le manque d’investissement de l’État pour la préservation des vieux métiers ». « L’artisanat, c’est l’âme du pays ! », renchérit Daniel, les mains blanchies par ses pierres taillées.

Âgé de 81 ans, Louis continue de transmettre et d’exercer son savoir-faire de forgeron. (Crédit photo : Guillaume Truillet)
À l’autre bout de la cour, Christine, 73 ans, et Jo, 80 ans, se remémorent les grands moments de l’association en épluchant un album photo. En observant un cliché pris avec le prince Albert II de Monaco, Jo regrette l’essoufflement de cet artisanat : « On aimait bien le contact avec les gens. Mais là, c’est bientôt fini. Les garçons ne peuvent plus transporter le matériel, c’est trop lourd. » Affublée d’une longue robe médiévale bleu ciel, Christine ne peut qu’acquiescer tristement les propos de son amie. À la fin du mois, les Compagnons du Mentonnais partiront à Rome pour un dernier voyage avant la vraisemblable fin de l’association. Une dernière escapade pour clore l’histoire de ce petit groupe d’amis, même si à Gorbio, pour la fête de la branda, l’artisanat aura toujours sa place.
Guillaume Truillet