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Le Torball pour « créer du lien » entre valides et déficients visuels
L’Association niçoise d’initiatives culturelles et sportives (Anices) s’est donné un objectif : promouvoir le handisport, la culture et les loisirs sans distinguer les déficients visuels des valides. Mercredi 8 novembre, ils étaient plus d’une dizaine à participer à leur entraînement hebdomadaire de Torball, un sport créé en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale dans un centre de rééducation pour invalides de guerre.
« Défense prête… Jeu ! » Trois coups de sifflet, le ballon rebondit, les semelles des chaussures crissent, une partie effrénée se lance. Entre les murs du gymnase de l’école Terra Amata, à Nice, les sonorités ravivent les souvenirs des cours d’éducation physique et sportive du collège ou du lycée. Handball ? Basket-ball ? Il n’en est rien. En ce mercredi soir de novembre, c’est un entraînement endiablé de Torball qui a pris possession du lieu. Ce curieux mélange de handball et de bowling place déficients visuels et valides sur un même pied d’égalité grâce à un masque opaque. « Il faut être à l’écoute, savoir communiquer, être mobile et persévérant », indique Karolina Lazarewicz, coach de l’équipe première de l’Anices et assistante du sélectionneur de l’équipe de France masculine de Torball.
Sur une surface un peu plus petite que celle d’un terrain de tennis, deux équipes de trois joueurs s’affrontent. Dépourvus de la vision, ils se repèrent grâce à trois tapis placés côte à côte sur le sol, devant un but de sept mètres de long, et peuvent se faire des passes avant de tirer. « L’objectif est de marquer plus de buts que l’adversaire, en lançant le ballon à ras de terre », détaille Karolina Lazarewicz. Au milieu du terrain, des ficelles placées à 40 centimètres au-dessus du sol et attachées à des grelots permettent à l’arbitre et aux joueurs de savoir quand la balle a été lancé trop en hauteur.
Jeu en équipe, amitié et troisième mi-temps
Sur chaque tir adverse, les trois équipiers s’étendent de tout leur long sur le flanc, bras et jambes tendus, afin de couvrir au maximum la surface du but. Cet étonnant ballet nécessite de la réactivité, un bon placement dans l’espace et surtout, beaucoup de complicité entre les joueurs. « Le Torball, ça crée des liens. C’est l’un des seuls sports que l’on peut pratiquer à plusieurs, parce que pour les déficients visuels, la plupart des disciplines sont individuelles », explique Bernard, 63 ans, affublé d’un casque semblable à celui porté par les gardiens de hockey. « C’est un vrai sport d’équipe, on est entre copains », renchérit Jérôme, 38 ans. Tous les deux ont commencé à perdre la vue très jeunes, à cause de la neuropathie optique de Leber, une maladie génétique héréditaire. Sur le terrain et en dehors, ils côtoient Jean-Philippe, 51 ans, Arnaud, 39 ans, ou encore Gilles, 26 ans.
Aveugles, mal-voyants ou valides, à l’Anices, pas de distinction. Tous aiment se retrouver pour taquiner le cuir, se chambrer, et se remettre en mémoire les instants partagés. « Le plus embêtant, c’est de se prendre des pruneaux de l’équipe adverse. J’ai déjà eu des dents et le nez cassés à cause d’un tir, témoigne Bernard, le doyen de l’équipe. Mis à part ça, le Torball, c’est vraiment génial. On fait des tournois internationaux, on voyage… On est partis deux fois en Martinique, on a plein de souvenirs. Et puis les troisièmes mi-temps… » La simple évocation de ces bons moments passés ensemble décroche de grands sourires sur le visage de ces compères.

Une partie de l’équipe de Torball de l’Anices. De gauche à droite : Jean-Philippe, Bernard, Karolina, Sébastien, Cédric et Léna. (crédits : Code sport Monaco)
Initier les plus jeunes
Pour faire vivre la structure et la voir évoluer, les joueurs de l’équipe et les bénévoles s’affairent. Bernard et certains de ses coéquipiers interviennent notamment dans des établissements scolaires. « On fait beaucoup d’initiations. Cela permet aussi aux élèves de nous poser des questions sur la déficience visuelle, et elles sont toujours très pertinentes, raconte-t-il. Par exemple, ils nous demandent ce que l’on voit quand on dort. Moi, je vois du vert. Mais ce n’est pas pareil pour tout le monde ! »
Avant l’entraînement des adultes, Laurence Bertrand, éducatrice en autonomie de vie journalière auprès de jeunes déficients visuels, a réuni un groupe d’adolescents autour du Torball. « Je les connais et m’occupe d’eux depuis qu’ils sont tout petits. Je cherchais un sport à leur faire faire, et j’ai découvert le Torball, relate la coach. Les adolescents jouent déjà depuis quelques années. Le lundi soir, je prévois aussi un entraînement pour les débutants. » Quel que soit leur âge ou leur degré de handicap, aucun malvoyant n’est mis de côté.

Au Torball, les joueurs sont tous affublés d’un masque opaque afin d’être sur le même pied d’égalité face à la déficience visuelle. (crédits : Anices)
Julie, 20 ans, étudiante en deuxième année à la faculté de sport de Nice, a tout de suite été séduite par la discipline : « Je n’en avais jamais entendu parler mais c’est super intéressant, ça réunit tous les publics, enfants, adultes… » En stage pendant un mois au sein du club, elle apporte son aide lors des entraînements avec Sophy, 24 ans, en service civique. Même après plusieurs séances, Julie reste « fascinée de la façon dont les joueurs calculent tout dans leur tête, les distances, leur positionnement… »
« Pour moi, le Torball a été une deuxième vie »
Lancée en 2007, l’Anices a fêté ses dix ans au mois de juillet dernier. Sous l’impulsion de son président Sébastien Filippini, lui aussi joueur de Torball, l’association continue de prendre du galon, et propose aujourd’hui de nombreuses activités sportives mêlant handicapés et valides (tandem, triathlon, para-snowboard, athlétisme, tennis de table, etc.). Sans l’implication assidue de nombreux bénévoles, aucune de ces activités ne pourrait avoir lieu. Parmi ces bénévoles engagés, on trouve Léna Pichot, secrétaire du club et arbitre lors des entraînements et compétitions de Torball.
Victime d’un très grave accident, Léna a passé près d’un an à l’hôpital, dans un fauteuil roulant, après être sortie du coma. « J’ai été fauchée par une moto. Les médecins disaient que je ne pouvais plus rien faire. Ils devaient m’amputer d’un membre », confesse-t-elle. Impossible d’imaginer un tel calvaire, tant sa tunique rouge et noire floquée « Arbitre Anices » et ses foulées incessantes au bord du terrain cachent les blessures du passé. Aujourd’hui âgée de 72 ans, Léna raconte son déclic, il y a neuf ans, quand elle commence à se dévouer pour l’Anices : « Je me suis dit que je devais me battre, que je ne pouvais pas rester dans un fauteuil toute ma vie. J’ai découvert le Torball, et ça a été une deuxième vie pour moi. »
Finalement, qu’ils soient déficients visuels ou non, pour tous les membres de l’association, l’Anices est comme une seconde famille, toujours prête à aider, écouter, et partager des moments inoubliables. Bernard n’a aucun mal à l’admettre, selon lui, « il n’y a rien de plus fort qu’un déplacement Torball. Dans les victoires, mais surtout dans les défaites, ces compétitions renforcent les liens ». Unis par ces précieux instants passés ensemble, les membres de l’équipe de Torball de l’Anices semblent toujours plus motivés à l’idée de relever de nouveaux défis sportifs et humains. Certains d’entre eux ont peut-être un jour perdu la vue, mais certainement pas leur cœur.
Guillaume Truillet