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Les Frères Sisters : la renaissance du Western ?

© Magali Bragard
« Le sujet c’est pas l’or, le sujet c’est eux. » Trois ans après Dheepan, lauréat de la Palme d’Or au Festival de Cannes, Jacques Audiard adapte le récit de l’écrivain Patrick deWitt et s’essaie à un nouveau genre : le Western. Le spectateur est plongé dans l’Oregon des années 1850 et suit l’épopée de deux frères à la poursuite d’un prospecteur qui détiendrait une formule chimique permettant de trouver de l’or beaucoup plus facilement qu’à la pelle et au tamis. Revolver, chevaux et ruée vers l’or : les ingrédients élémentaires du western sont là (à l’exception des indiens). Pourtant Audiard parvient à s’approprier le genre et, avec ce conte centré sur la fraternité, nous confirme que les films de cow-boys ont bien évolué depuis l’« âge d’or ». John C. Reilly, acteur principal du film, confirmait lors d’un entretien avec Télérama à l’occasion du Festival de Deauville :
« Les westerns avec des gentils qui combattent les méchants ont déjà été faits, très bien faits même. Mais je pense que ce n’est plus pertinent aujourd’hui. C’est le premier western que je lis qui laisse de la place aux émotions. »
L’importance d’une relation fraternelle
Charlie et Eli Sisters, deux tueurs à gage, forment un duo redouté mais vieillissant, confronté à une nouvelle ère. Même au Far West, les choses changent vite au 19e siècle et l’on sourit à la vue de ces cow-boys en retard sur leur temps, témoins et victimes des nombreuses avancées de leur époque, à l’instar d’Eli qui s’émerveille de découvrir le dentifrice ou la chasse d’eau. Inquiets de leur avenir, les deux personnages principaux se révèlent moins charismatiques, intrépides et déterminés que les standards du genre à l’image de Clint Eastwood, James Stewart ou encore John Wayne. Même si les frères sont de très bons combattants, on frôle, avec ce film, l’anti-héroïsme. Le cadet est violent, l’aîné plus sensible, mais ces différences conséquentes n’amoindrissent en rien la complicité des deux frangins.
Entre coups de gueule et confessions, rêves et aspirations, cuites et poisses, le film tourne autour d’une relation ponctuée de hauts et de bas. Le duo nous rappelle inévitablement une certaine histoire de Cervantes, du moins au début, avec Charlie (excellemment interprété par Joaquin Phoenix), le cadet au sang chaud, qui crève l’écran et fait passer son frère Eli pour le « sidekick ». Mais on comprend très vite qu’on a tort. Chacun d’entre eux a besoin de l’autre pour survivre et s’entraider face aux différentes et nombreuses menaces. John C. Reilly, jusque-là réputé pour son registre comique (bien qu’il ait incarné quelques rôles dans des films plus sérieux comme Gangs of New York, en 2002), est lui aussi parfait dans le rôle d’Eli. Sous-estimé au départ, il prend très vite de l’importance jusqu’à assumer son rôle d’aîné dans la dernière demi-heure.
La patte de Jacques Audiard
« Jacques s’en est très bien sorti et sa manière a été d’être très précis sur la période dont il est question. Plutôt que de réécrire le mythe de l’ouest américain, il a intégré des détails très précis sur la vie quotidienne dans les années 1850 et c’est exactement pour cette raison que Jacques Audiard était un choix brillant. » explique John Reilly lors de l’entretien.
Tourné en Espagne, le film reste loin du western spaghetti type de Sergio Leone. Jacques Audiard dit justement s’être inspiré de films comme Little Big Man (1971) et La Nuit du Chasseur (1956) plutôt que des westerns classiques. À l’occasion de son huitième long métrage, il dirige pour la première fois un casting entièrement américain et le choix des acteurs s’avère payant. Menée par ses quatre principaux acteurs Joaquin Phoenix, John Reilly, Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed, la trame prend tout son sens au travers des relations entre ces quatre personnages. Le rythme, qui d’ordinaire n’est pas le point fort du genre, est ici efficace et sert un scénario dynamique qui parvient à nous réserver des surprises. En effet, les enjeux changent progressivement au cours du film : les ennemis s’allient et les duos deviennent un quatuor surprenant.
Visuellement, Jacques Audiard expérimente et ça marche ! Les scènes de nuit offrent un plan d’ouverture mémorable où les tirs en pagaille prodiguent l’unique source de lumière. Les tons, un brin plus vifs que le terne propre au western type, subliment de nombreuses séquences aux plans ingénieux. Bien sûr, les scènes de chevauchée et de paysages devenues une signature du genre, n’en demeurent pas moins impressionnantes sur grand écran.
Autant de prouesses de la part du réalisateur, appuyé par une bande originale sobre et efficace composée par Alexandre Desplat qui défie là, avec réussite, l’exigence d’un fond sonore complaisant.
Présentés au festival de Deauville en septembre et forts du prix de la meilleure réalisation à Venise, les frères Sisters ont déjà leur public. Ce film rafraichissant et touchant retrace une histoire américaine selon un regard européen, l’équilibre parfait pour marquer le western du 21e siècle.
Thomas Gallon