mars 22

[Les Invisibles] Femmes sans-abri : invisibles et victimes de violence

En 2012, les femmes représentaient 37% des sans-abri. Nombreuses et pourtant invisibles. Qui sont ces femmes ? Quel est leur quotidien dans la rue ? Quels moyens sont mis en place pour leur réinsertion ? L’équipe des Invisibles a pu échanger avec une ancienne sdf, une fondation qui finance des projets dédiés aux femmes sans abri, et un centre d’hébergement à Nice qui tente de leur fournir un accueil spécifique.

Élina Dumont, SDF pendant 15 ans, dénonce les conditions des femmes sans abris

Elina Dumont, la rue, elle la connait bien. Elle y a vécu pendant 15 ans. À 44 ans, elle a eu « son premier logement, un 19m2 ». Elle s’en est sorti. Aujourd’hui avec « plus d’un demi-siècle » derrière elle, comme elle s’amuse à dire, elle raconte la rue sans tabou. Que ce soit dans son livre, son spectacle, sur les plateaux télé ou à la radio, elle témoigne pour dénoncer les conditions des femmes sans-abri. Engagée dans différentes associations, elle se bat pour l’ouverture de centres d’hébergements réservés aux femmes, et l’ouverture de « bains douches féminins ».

Dans son livre « Longtemps j’ai habité dehors », Élina Dumont y décrit son parcours : « Enfant de l’abandon, adolescente fugueuse, femme de la rue. J’en ai bavé, pourtant je m’en sors, et je n’en reviens pas. Je raconte ma longue nuit. J’ai parlé, souri, dragué, emballé, couché : juste pour trouver un lit. J’étais dehors. Il fallait bien que je trouve un chez moi. J’ai des dents blanches, un sourire engageant, je n’ai pas l’air « d’une fille de la rue », « d’une « SDF » comme on dit. Ma mère était un danger pour ses enfants. Elle buvait, elle était malade psychiatrique. J’ai été placée, tôt, chez la mère Trognon, au milieu des vaches, des prés et des forêts. La mère Trognon accueillait des enfants de la DDASS comme moi. Dans le village, des gens ont abusé de moi. Je ne savais pas, personne ne m’a rien dit, je croyais que c’était normal. A 15 ans, j’ai grimpé le mur et j’ai fui, direction Paris. J’ai atterri dans un foyer. Monsieur Maurice m’a lancé comme stripteaseuse en me faisant croire que j’allais percer comme danseuse. Dans la rue, c’est sans limites. J’ai eu le nez dans la coke, j’ai bu, je me suis évanouie pour que les pompiers me ramassent. Dormir au chaud, à l’hôpital, c’est le luxe des gens de peu. Mes amis de la rue m’en ont beaucoup appris : « Neuneuil », « Darty », « Zonzon », « la Fiole ». Je ne les laisse pas tomber, c’est un peu ma famille. Dehors, tu n’as que trois verbes à ta guise : manger, te réchauffer, dormir. Aujourd’hui, je me suis reconstruite. J’ai aussi rencontré des gens qui ont cru en moi, j’ai gagné en confiance, suivi une thérapie. Je suis devenue comédienne. Une fille qui se sort de la rue, qui raconte ce qu’elle y a vécu. »

« Moi j’ai plus d’un demi-siècle et c’est de pire en pire »

Aujourd’hui, Élina s’est reconstruite et souhaite alerter sur le problème des femmes sans-abri. D’abord, elle s’inquiète du nombre grandissant de femmes vivant dehors : « avant il n’y avait que les enfant de l’ASE (Aide sociale à l’Enfance), maintenant il y a aussi les femmes battues, les femmes victimes de violences… Moi j’ai plus d’un demi-siècle et c’est de pire en pire… ». Pour elle, il n’y pas assez de suivi et d’accompagnement.

« Une femme à la rue c’est encore plus horrible »

« Une femme à la rue c’est encore plus horrible », confie Élina. « Les femmes sont des proies sexuelles. La nuit les femmes ont tellement peur qu’elles se cachent. Dans des caves, dans des squats, dans des parkings… Moi aussi je me suis cachée…» Élina se bat avec différentes associations pour qu’il y ait davantage de centres d’hébergements « pour femmes, et uniquement pour femmes, gérés par des femmes » insiste-elle. En effet, pour Élina, une femme qui a subi des violences conjugales ou qui a vécu dans la rue « ne plus avoir confiance en un homme». Ces centres sont donc essentiels, pour les protéger, « pour que les femmes se réapproprient leurs corps ».

« Le problème de notre société, c’est qu’on pense que les seuls besoins des sans-abri c’est manger et dormir ». Mais quand on est une femme, on a aussi d’autres besoins, comme des serviettes hygiéniques quand on a ses règles, et dans la rue, ou même dans les centres il est très compliqué de trouver ce genre de produit et cela pose des problèmes d’hygiène. Mais les consciences commencent à évoluer. L’application  l’Entourage permet par exemple « de trouver des serviettes hygiéniques, chez des particuliers ou des commerçants ». Il y a aussi l’association Règles Élémentaires qui organise des collectes de serviettes hygiéniques pour redistribuer aux femmes sans abri ou mal logées.

Pour Élina, il y a encore des efforts à faire au sujet des femmes sans-abri et des sans-abri en général, car pour cette femme qui a passé plus de 15 ans dehors : « la rue il n’y a rien de pire pour se déconstruire et se faire mal, pour moi tout le monde doit avoir un toit, avoir un toit c’est la construction de soi».

Des femmes invisibles et victimes de violences

Dans la rue, les femmes vont jusqu’à se « masculiniser » pour éviter les violences.

« Nous n’avons aucun chiffre sur le nombre de femmes SDF, aucun. Les derniers chiffres sont ceux de l’INSEE de 2012 » explique Agnès Lecordier, présidente de la Fondation Lecordier institut de France, l’unique fondation dédiée aux femmes sans-abri. En 2012, il y avait donc 30 700 femmes adultes SDF, soit un peu plus d’un tiers des sans-domiciles adultes (37%). Depuis 2012, Agnès Lecordier affirme que la situation s’est fortement aggravée, mais aucun recensement n’a été fait depuis, il est donc impossible d’avoir un nombre précis concernant les femmes vivant dans la rue en 2019 et si leur nombre a augmenté. Pourtant, même s’il y avait eu un recensement, cela reste très compliqué de comptabiliser ces femmes sans-abris car beaucoup se cachent.


« Beaucoup se masculinisent, se rasent la tête par exemple, mettent des vêtements très larges pour se faire passer pour un homme »

« Beaucoup de femmes sans domiciles sont indécelables » explique Agnès Lecordier. La plupart du temps, quand elle les rencontre, elle ne pourrait pas deviner à première vue que ces femmes vivent dans la rue. Elles font en sorte de cacher leur situation, leur condition « pour se protéger et ne pas être victimes de violences ». Pour éviter d’être agressées, ces femmes font tout pour ne pas laisser transparaître leur situation. Elle font donc en sorte d’avoir une allure propre, de se maquiller, de ne pas faire la manche et de se cacher, d’où leur invisibilité.

Mais parfois cela ne suffit pas. Agnès Lecordier explique que « beaucoup se masculinisent, se rasent la tête par exemple, mettent des vêtements très larges pour se faire passer pour un homme » dans l’unique but de se protéger et d’être en sécurité. « Certaines vont même jusqu’à ne plus se laver », font en sorte de rester le plus sale possible, et de dormir vers des déchèteries pour inspirer du dégoût et éviter les violences et les viols, dont elles sont souvent victimes dans les rues, les squats et même dans les centres d’hébergements.

« Très peu de lieux d’accueil sont dédiés aux femmes sans abris »

Par rapport aux centres d’hébergements, la présidente de la fondation est très inquiète : « très peu de lieux d’accueil sont dédiés aux femmes sans-abri ». Pour Agnès Lecordier il est absolument essentiel de créer des centres uniquement réservés aux femmes, car « dans les centres d’hébergements mixtes les femmes sont victimes de violences, de viols, de la part d’autres SDF ou même de bénévoles…». Les femmes ont peur d’y aller et évitent de s’y rendre. Elles préfèrent dormir dans la rue que d’aller dans les centres d’hébergements mixtes.

Pour cette fondation il est donc nécessaire de construire des centres d’hébergements réservés aux femmes. L’une des principales missions de la Fondation Lecordier-institut de France est  de soutenir des associations ou de participer à des projets dans le domaine de l’hébergement, comme Halte de Nuit à Nice ou l’association Femmes SDF de Grenoble. Mais aussi de la santé et de l’accompagnement, des accueils de jour, des soins comme l’ADSF (Agir Pour le Développement de la Santé des Femmes) ainsi que des actions de réinsertion, comme le CIVAM (Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et Milieu rural). La Fondation a d’ailleurs été récompensée en 2014 par l’oscar du mécénat décerné par l’Admical.

À Nice, un centre pour SDF propose un accueil spécifique pour les femmes

La Fondation Halte de Nuit à Nice dédie un centre d’hébergement spécialement pour les femmes.

3 rue Balatchano à Nice, la fondation Halte de Nuit fait parti des quelques rares centres d’hébergements à dédier un bâtiment spécialement pour les femmes, un service temporaire d’accueil ouvert du 1er octobre au 1er juin chaque année. En octobre 2016, une extension de 12 places réservée aux femmes a été mise en œuvre au 8 rue Balatchano à Nice, juste en face du centre.

Le centre accueil aussi bien des hommes que des femmes, mais deux bâtiments les séparent afin d’éviter les traumatismes et les violences comme les agressions ou les viols. L’hébergement des femmes se fait trois heures plus tôt que celui des hommes pour qu’elles puissent bénéficier d’une entrée privilégiée et s’assurer d’être en toute sécurité. Le bâtiment qui leur est dédié propose des logements à trois ou quatre personnes, elles ont une salle de bain et des toilettes dans chaque chambre.

Des produits d’hygiènes à disposition des femmes

La Halte de Nuit à Nice distribue aux femmes sans-abri des produits hygiéniques.

Produits hygiéniques, produits sanitaires, esthéticiennes… La Halte de Nuit tente au mieux de s’adapter aux besoins féminin. Walid Dridi explique qu’une « esthéticienne intervient suivant la demande des sans-abri», une manière de leur permettre de conserver une part de féminité. La grande nouveauté de la fondation c’est son partenariat avec le Planning familial de Nice, qui leur distribue des produits hygiéniques ainsi que des préservatifs. Des produits nécessaires souvent oubliés. En effet dans la rue il est difficile pour ces femmes d’y avoir accès.


« Elles ne sont pas invisibles, on refuse de les voir »

Ces femmes sans-abri, Walid Dridi ne les considère pas comme invisibles: « on refuse juste de les voir». Pour lui, la société conserve une image caricaturale du sans-abri, celle de l’homme avec son chien et sa longue barbe. On refuse alors de voir que « le sans-abri s’est modernisé ». En d’autres termes un sans-abri peut être aussi bien une femme qu’un homme.

Fanny Gallezot & Clara Monnoyeur