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Cyclisme : Team Sky, un héritage indélébile
L’équipe Sky va disparaître. Du moins sous ce nom. Le sponsor de la plus puissante équipe du circuit a décidé de se retirer en 2019, c’est le géant de la pétrochimie Ineos qui en est le nouveau propriétaire. La structure britannique peut donc continuer son aventure, elle qui a métamorphosé le cyclisme et cassé ses codes. Retour sur 10 ans d’hégémonie et de révolutions.

L’équipe Sky fête la victoire de Geraint Thomas lors du Tour de France 2018 © Yuzuru SUNADA
Le projet Sky voit le jour en 2009, lancé par la fédération britannique British Cycling. La nouvelle équipe dont l’intégration au Pro Tour est prévue en 2010 s’appuie sur le financement de l’opérateur de télévision par satellite « British Sky Broadcoasting », qui donnera le nom « Sky » à l’équipe cycliste. À la tête du projet se trouve Dave Brailsford, ancien directeur de la performance du cyclisme britannique, grand artisan de l’émergence de la Grande Bretagne en cyclisme sur piste. Shane Sutton, entraîneur de la sélection nationale du Royaume-Uni intègre aussi le staff. L’objectif affiché au départ est clair : faire gagner un britannique sur le Tour de France, la plus légendaire et la plus médiatique de toutes les compétitions cyclistes, et ce dans les 5 années à venir. Et la tâche s’annonce ardue : la dernière performance d’un « british » sur le Tour remonte à 1984, lorsque Robert Millar avait terminé à la 4e place. Le Royaume-Uni n’est définitivement pas un pays de cyclisme. Mais Brailsford et son staff compte bien le faire devenir, et pour cela ils ont besoin d’une figure, un leader. Problème : le meilleur coureur britannique du moment, Bradley Wiggins est encore sous contrat avec l’équipe américaine Garmin Slipstream, et dans le cyclisme, les transferts de coureur avant le terme de leur contrat sont très rares. Mais Sky casse les codes du milieu avant même ses premiers coups de pédales, et parvient à recruter Wiggins après d’âpres négociations. Parmi les autres têtes d’affiche du nouveau venu sur le circuit, on compte Geraint Thomas et Steve Cummings, également en provenance de la piste. Un jeune espoir quasi-anonyme à ce moment-là, intègre aussi l’effectif dès sa création, Christopher Froome.
Une suprématie sur les courses à étapes
Si les deux premières saisons du « Team Sky » sont laborieuses, en particulier sur le Tour où Bradley Wiggins échoue (pas en bonne forme en 2010, lourde chute en 2011), le déclic intervient en 2012. Cette année-là, le leader de la Sky remporte un Tour de France ultra dominé par l’équipe britannique : ils enlèvent 6 des 21 étapes, dont les deux contre-la-montre, et Bradley Wiggins termine en jaune avec 3 minutes d’avance sur son coéquipier et compatriote Chris Froome. Ce dernier va ensuite abandonner son rôle de lieutenant de luxe pour endosser le costume du leader de la Sky et rafler 4 Tour de France mais aussi une dizaines d’autres courses par étapes. Ce type de compétition va devenir la chasse gardée de la Sky : les courses d’une semaine telles que Paris-Nice, le Tour de Romandie, le Critérium du Dauphiné, mais aussi les autres grands Tours de 3 semaines, le Giro d’Italie et la Vuelta d’Espagne tomberont un moment ou un autre dans l’escarcelle des britanniques. L’équipe est si dominatrice que même lorsque son leader désigné n’est pas en forme optimale, le plan B peut gagner, à l’image de la victoire du gallois Geraint Thomas sur le dernier Tour 2018. Alors que Froome fatigué par sa victoire sur le Giro deux mois plus tôt ne termine « que » troisième. La Sky réussi alors l’exploit de remporter 6 Tour de France en 7 ans avec 3 coureurs différents ! Et tous des britanniques ! Du jamais-vu dans le cyclisme. Mais qu’est ce qui explique une telle hégémonie ?
« S’ils pouvaient réinventer l’eau, ils le feraient »
La différence entre la team Sky et ces adversaires s’explique notamment par les « gains marginaux ». Expression chère à Dave Brailsford, elle désigne de petites actions effectuées dans une multitude de domaines, qui permettent une plus-value globale. Le manager anglais explique qu’« en augmentant tous les éléments auxquels on peut penser de 1 %, on obtient des progrès significatifs ». C’est ainsi que la structure britannique, avec sa volonté de prêter attention aux moindres détails, a introduit de nombreuses innovations qui sont aujourd’hui considérées comme des normes dans le cyclisme professionnel. À commencer par les tests d’aérodynamisme en soufflerie, des cuisiniers chargés de la diététique, et un bus suréquipé avec douches, frigos et tout ce dont un coureur peut avoir besoin après une course. Mais la Sky fait plus, toujours plus. Ainsi, un chirurgien a été engagé pour enseigner à chaque coureur la meilleure façon de se laver les mains, et le sommeil des cyclistes a été analysé afin de définir le type d’oreiller et de matelas qui leur conviendrait le mieux. De plus, l’intérieur du bus de l’équipe a été peint en blanc, dans l’unique but de révéler les moindres poussières, qui risqueraient de dérégler les mécanismes des vélos. Daniel Lloyd, ex-coureur cycliste anglais, raconte une anecdote qui illustre bien l’étendue de l’innovation que voulait apporter Sky : pendant le Tour de France 2010, Serge Pauwels, coureur de l’équipe britannique, lui aurait dit « s’ils pouvaient réinventer l’eau, il le ferait ».
De nouvelles méthodes d’entraînement
Mais la Sky a aussi révolutionné l’entraînement et imposé sa tactique unique au peloton. En grande partie grâce à un homme : Tim Kerrison. Arrivé du milieu de la natation, ce « directeur de la performance » s’est rendu compte que les méthodes d’entraînements dans le cyclisme professionnel étaient peu développées, les équipes ayant – selon lui – trop misées sur le dopage dans les années 1990-2000. Kerrison met en place une collecte de données, un suivi en direct des performances, des trames d’entraînements personnalisées et des protocoles très stricts avant et après-course. Chris Froome évoque en détail les méthodes de Kerrison dans son autobiographie « Mon ascension », en particulier un aspect central dans la tactique de la Sky : grâce à l’analyse de données, les entraîneurs pouvaient déterminer la vitesse maximale soutenable en dépensant un minimum d’énergie. C’est cela qui permet à l’équipe britannique de décourager les attaques de ses concurrents en imposant un rythme très rapide au peloton, avant que les hommes de Brailsford n’accélèrent eux-mêmes et décrochent leurs adversaires, incapables de répondre car épuisés par le tempo soutenu imposé depuis le début de la course.
La Sky, mal-aimée du public
Avec sa volonté de toujours contrôler la course, la Sky donne l’impression de détruire la glorieuse incertitude du sport, ainsi que le spectacle. Au départ de chaque course par étapes, on sait que les Sky disposent de 2 voire 3 coureurs qui peuvent remporter le classement général, et que les simples équipiers de ces leaders désignés vont systématiquement contrôler le rythme du peloton, chaque jour. Pour ses détracteurs, ils tuent le suspense à la manière d’un PSG en Ligue 1. La comparaison est renforcée par un énorme budget, d’environ 40 millions d’euros d’après le Monde, le plus élevé de l’histoire de ce sport. Mais nécessaire pour attirer les meilleurs coureurs au monde. En effet, des simples « portes-bidons » ou « lieutenants » au sein de la Sky pourraient être leader au sein d’autres équipes, comme Richie Porte, Mark Cavendish ou encore Rigoberto Uran l’ont démontré quand ils ont rejoint d’autres écuries huppées du peloton. Ainsi les instances dirigeantes prennent des mesurent dans le but de limiter une telle domination. Des règles anti-Sky, même si elles ne le sont pas explicitement. Par exemple, le nombre de coureurs par équipes sur les grands tours (Tour de France, Giro et Vuelta) est passé de 9 à 8 en 2018. David Lappartient, président de l’UCI, la fédération internationale, projette d’instaurer un salary cap pour éviter les « super teams » et d’interdire les capteurs de puissance, qui permettent aux coureurs d’ajuster leur effort en visualisant leurs données en direct.
Entre soupçons de dopage et conflits d’intérêts
Il est de notoriété publique que l’équipe Sky flirte souvent avec la ligne rouge, un peu à la manière des constructeurs automobiles de Formule 1, jouant avec les règles et leurs vides. Ainsi sur le prologue du Tour 2017, les britanniques ont utilisé des combinaisons plus aérodynamiques en vortex, matériau qui, sans vraiment violer les règles de l’UCI, ne rentre pas totalement dans les critères de l’UCI (le vortex sera interdit fin 2018). Plus grave, Bradley Wiggins a été accusé de prendre des médicaments certes autorisés mais dont il n’avait pas besoins, dans le but d’améliorer ses performances de manière artificielle. Cette affaire est allée jusqu’à faire l’objet d’une enquête du parlement britannique. On peut ajouter le blanchiment de Froome, cinq jours avant le départ du Tour 2018, après un contrôle anormal au salbutamol sur la Vuelta 2017 (qu’il a remporté). Mais on compte aussi bon nombre de polémiques liées à des conflits d’intérêts. Celle qui a fait le plus de bruits concerne Brian Cookson, qui fut président de la fédération britannique de cyclisme avant d’être élu à la tête de l’’UCI entre 2013 et 2017. Outre le fait que son propre fils ait occupé le poste de “ coordinateur de la performance” au sein de l’équipe pendant son mandat, c’est sous sa présidence à la British Cycling que le projet Sky a été lancé.
Jim Ratcliffe, propritétaire d’Ineos, le sait : en rachetant la Sky, il doit aussi reprendre sa mauvaise image et son impopularité auprès du public. Il est impossible de nier l’héritage de l’équipe cycliste la plus puissante de tous les temps, qui a fait entrer le cyclisme dans une nouvelle ère. Mais c’est justement cette marche forcée vers le progrès qui est si rejetée, à l’image des crachats et insultes adressés aux coureurs de la Sky depuis le bord des routes. Et devenir la propriété de la plus grande fortune de Grande Bretagne et en adopter le nom d’une entreprise de pétrochimie ne devrait pas arranger les choses !
Etienne Le Van Ky