En quoi la série Game of Thrones est-elle révolutionnaire ?

Après vingt mois d’attente, la huitième saison de Game of Thrones sortira finalement ce lundi 15 avril. C’est habituellement à un rythme annuel que la chaîne câblée HBO dévoile les nouvelles saisons de ses productions, mais plus de temps a été consacré à cet ultime chapitre tant il marquera un tournant dans l’univers des séries. Lancé en 2011, le bébé de HBO, adapté des romans de George R.R. Martin, a depuis bien grandi et l’engouement autour de sa conclusion commence d’ores et déjà à affoler les réseaux sociaux. En effet, la série s’est forgée au fil des saisons une fan-base importante, entre lecteurs de la première heure, amoureux de fantaisie, ou simples curieux. Tous sont devenus raide dingues de ce phénomène télévisuel déjà culte et considéré comme l’une des meilleures séries de tous les temps. L’épisode final de la saison 7 sorti en août 2017 rassemblait ainsi 16,5 millions d’Américains devant leurs téléviseurs, un nombre qui n’attend qu’à être, une nouvelle fois, surpassé. Mais comment expliquer ce succès ?

L’art de la patience et de la retenue

Game of Thrones est une œuvre mesurée qui compte sur une désensibilisation minutieuse. De nombreuses séries exposent immédiatement leurs personnages à un danger, à des enjeux constants, invariables, et ne parviennent pas à se renouveler. Après plusieurs saisons et malgré des débuts parfois excellents et prometteurs, la fatigue scénaristique commence à se faire sentir chez un grand nombre de récits et le public s’en désintéresse alors très rapidement. Quand tous les épisodes sont nourris d’une même intensité, celle-ci finit par ne plus opérer. Et ça, les bons scénaristes en sont conscients.

Une bonne série se doit d’utiliser tout son potentiel et jouer de son principal avantage par rapport à un film : le temps. Le récit n’a pas nécessairement besoin d’être plus complexe, mais cet atout permet aux œuvres de se concentrer sur leurs personnages. Ceux-ci peuvent connaître une réelle évolution, sur plusieurs saisons, à mesure que le récit, de la même manière, s’intensifie. Il n’y a pas besoin d’un climax immédiat. La tension n’est que très rarement à son paroxysme et augmente progressivement afin d’accrocher tout du long le téléspectateur. L’exemple parfait est Breaking Bad, « l’histoire d’un homme banal qui devient Scarface », expliquait justement le créateur de la série, Vince Gilligan. Le personnage de Walter White est méconnaissable entre les saisons 1 et 5. Transformé par les péripéties auxquelles il a été exposé, les obstacles qu’il a rencontrés, il évolue de manière réaliste et sa personnalité n’est plus la même. Une bonne série se doit donc d’être patiente.

Imaginez maintenant ce sens de progression, non plus avec un seul rôle principal, mais une trentaine de personnages à la fois, chacun ayant ses propres craintes et ambitions. Tous s’entrecroisent, évoluent en fonction de ces rencontres et de leurs environnements, contribuant à cet univers qui devient réel tant on l’explore à travers de nombreux points de vue.

Tandis que certaines séries vont nous présenter dès le pilote des personnes avec des qualités acquises (cet homme-ci a des pouvoirs, cette femme-là est douée au katana), Game of Thrones prend le temps de nous montrer comment ses personnages développent leurs capacités, comment ils vont progresser en ne partant de rien. Tout cela se tient à du développement basique, que trop de séries omettent de nous montrer, mais qui contribue pourtant à l’attachement que le public va développer pour ces personnages, au sentiment d’accomplissement ressenti après les avoir vus tant échouer.

Et si vous avez des doutes sur l’attachement que portent les fans aux personnages de Game of Thrones, il suffit de visionner les vidéos de réactions sur YouTube pour prendre conscience de l’impact qu’a pu avoir cette série, à travers ses personnages, sur un grand nombre de gens.

David Benioff et Daniel Weiss, les créateurs de la série, sont parvenus avec brio à retranscrire à l’écran de manière suffisamment intelligible l’œuvre très dense et complexe de George R.R Martin. La série, à l’image des livres originaux, est remplie de petits détails, d’événements qui, à première vue, semblent tout à fait anodins mais sont en fait essentiels à l’avancée de l’histoire (on ne s’en rend souvent compte que plusieurs saisons plus tard).

Et c’est là que Game of Thrones se distingue des autres œuvres sérielles : son écriture repousse l’art de la patience et de la restriction à un tout autre niveau. Même si tout cela donne l’impression que l’on est obligé de prendre des notes devant chaque épisode pour espérer comprendre quelque chose au récit, cette adaptation s’en sort au contraire parfaitement bien et, une fois le cap des premiers épisodes passés et la trame principale acquise, la série parvient à nous faire suivre, saison après saison, une histoire qui devient de plus en plus compliquée. On ressent derrière chaque scène le travail minutieux mis en amont pour que le tout prenne sens de manière fluide, sans jamais larguer le public.

Les personnages sont donc nombreux, mais c’est avec leurs yeux que l’on découvre cet immense univers. C’est pour cela que, à l’image des humains de Westeros qui ne croient pas au fantastique, vous verrez très peu de magie ou quelconque aspect fantaisiste dans les premières saisons (dont vous commencerez même à douter de l’existence). Cette patience des scénaristes, prêts à vous décevoir par l’absence de spectaculaire durant plusieurs épisodes, rend alors l’apparition éventuelle de dragons incroyable (même si l’effet est désormais amoindri par la popularité de la série et sa médiatisation constante) et la surprise est totale.

Pour résumer, avec Game of Thrones, HBO nous fait savourer le verre de vin gorgée par gorgée, tandis que d’autres séries préfèrent nous l’enfoncer dans la gorge. Ultime preuve de cette capacité de retenue de la part des scénaristes, la série a une fin affirmée et n’errera pas indéfiniment, de manière incertaine à l’image de séries comme The Walking Dead qui ont perdu toute leur splendeur d’antan.

La série est désormais très célèbre pour ses dragons, mais après une saison entière à douter de la réelle existence de la magie, cette scène qui clôt la saison 1 laissait, à l’époque, de nombreux fans sous le choc.

Une série qui casse les codes

Game of Thrones, c’est avant tout une adaptation. Et déjà dans l’œuvre originale, l’auteur a su casser les codes de la fantaisie. Il expliquait justement son intérêt à s’inspirer du réel : « Je crois qu’un auteur, même un auteur de fantaisie, est obligé de dire la vérité. La vérité c’est que tous les hommes doivent mourir. On connaît tous cette histoire où une bande de héros partent à l’aventure et personne ne meurt à l’exception des figurants. C’est de la triche, ça ne doit pas se passer comme ça. On part à la guerre et on perd son ami ou on est gravement blessé. On perd sa jambe ou on meurt de manière inattendue. »

Avec Game of Thrones, George R.R. Martin créait de la fantaisie « réaliste » (même s’il y a des dragons). La vision est beaucoup plus humaine, inspirée de la réalité et d’événements historiques. Une particularité majeure de ce récit consiste à abandonner le dogme manichéen « bon versus mal » pourtant si cher au genre fantastique, mais qu’il considère obsolète. « Nous avons tous du bon en nous, nous avons du mal en nous et l’on peut parfaitement faire des choix extrêmement bienveillants un mardi puis des actes terriblement égoïstes le lendemain. Pour moi, c’est ça le réel drame humain de la fiction. Tous les personnages sont gris, il y a très peu de parangons et d’orcs. Un vilain est perçu comme un héros par son entourage, c’est une vérité criante et intéressante. »

La proximité historique est aussi un élément capital de ce réalisme au point d’être à l’origine même du récit pour nous livrer la série de fantasy la plus politique qui existe. En réalité, le conflit entre ces deux familles que sont les Stark et les Lannister est grandement inspiré de la Guerre des Roses, rivalité entre les villes de York et Lancaster, en Angleterre, au quinzième siècle. Lors d’une conférence en Espagne en 2008, George R.R. Martin expliquait ce que lui avaient apporté les livres d’histoire : « Simplement être une bonne personne ne suffit pas. De nombreux rois étaient de bonnes personnes mais de très mauvais souverains, et même de bons dirigeants font parfois des décisions désastreuses. Gouverner est compliqué, la politique c’est compliqué. » Oubliez donc les elfes, gobelins et autres créatures fantastiques, Game of Thrones est un récit sur les Hommes.

Des Hommes capitaux à l’histoire, tant ils se détachent justement d’un bon nombre de clichés et de redites, y compris cette vision binaire du bon contre le mal. « Quand des gens débattent au sujet d’un personnage selon s’il est gentil ou méchant, cela montre qu’on a créé un vrai personnage car on va débattre là-dessus de la même manière qu’on débat sur de vraies personnes comme Barack Obama ou Winston Churchill, de vraies figures historiques ou actuelles. Si tout le monde pense que ton personnage est un héros ou tout le monde pense qu’il est méchant, tu l’as mal écrit. »

Peter Dinklage incarne Tyrion Lannister, un homme atteint de nanisme qui se retrouve presque renié par sa famille, et explique justement que c’est cette singularité des personnages qui l’a séduit : « Je ne suis pas intéressé par jouer des rôles de fantaisie. Je suis un acteur, j’aime incarner de vraies personnes. Mais, par les relations entre les personnages et la cohérence de celui que j’incarne, c’est la série la plus réaliste pour laquelle j’ai travaillé. Dans la fantaisie, on met beaucoup d’importance sur les dragons et trop peu sur les personnages. Nous, on a fait l’inverse. »

« Tous les nains sont des bâtards aux yeux de leurs pères ». Entre femmes négligées, personnages handicapés ou mutilés, nains et bâtards, la série semblent être un éloge des minorités, qui survivent tant bien que mal.

La mort est un autre thème cher à l’auteur qui rime avec cette envie de réalisme. Si la phrase Valar Morghulis (« Tout Homme Doit Mourir » en valyrien, l’un des nombreux langages inventés de ce monde) est souvent répétée, ce n’est pas pour rien car l’auteur le pense vraiment. La mort a une place extrêmement importante dans le livre comme la série et peut survenir à toute personne, gentille ou méchante, et à tout moment, un autre enseignement que l’auteur a directement tiré des livres d’histoires. Mais ces morts, au-delà de leur aspect réaliste, n’ont pas pour seul intérêt de surprendre ou de choquer le public car, en sacrifiant un grand nombre d’individus, George R.R. Martin est parvenu à descendre tous les personnages au même niveau d’importance. Qu’importe qu’ils soient chéris du public ou centraux au récit, on sait désormais que personne n’est immortel. Les gens que l’on considère bons ne vivent pas plus longtemps que les enflures, et l’honnêteté, la loyauté, la modestie deviennent des faiblesses dans ce monde violent, ce monde humain.

Si chacun des nombreux personnages, considérés comme principaux, peut mourir à tout moment, les possibilités scénaristiques deviennent infinies et c’est ainsi que l’on peut surprendre le public, le rendre incertain jusqu’à la conclusion du récit. De nombreux films et séries donnent l’illusion du danger (lors des climax notamment) mais, avec Game of Thrones, le danger est réel, et ce à tout moment.

L’empathie est également décisive dans ce procédé. Trop de personnages d’autres séries nous sont présentés tardivement et n’ont pas assez évolué pour que leur mort surprenne le public, qui ne ressent alors aucune émotion. Dans Game of Thrones en revanche, tous les personnages sont suffisamment développés pour que l’on s’y attache, que l’on s’y identifie et que l’on craigne ainsi le moment fatidique. D’autant plus qu’aucun personnage défini comme immortel n’est réellement attachant. Vous identifiez-vous à Superman ?

À noter également que Game of Thrones offre des rôles importants à un grand nombre de femmes (à l’image de Daenerys Targaryen, Cersei Lannister, Arya et Sansa Stark ou encore Margaery et Olenna Tyrell), presque autant présentes que les hommes. Et ça, dans la fantaisie, c’est également très rare.

Lady Olenna Tyrell, l’un des personnages les plus « badass » de la série qui connaît parfaitement les rouages de la politique.

Une série comparable au cinéma

En plus d’avoir révolutionné, scénaristiquement parlant, ce qui était possible ou non à la télévision, Game of Thrones a également repoussé, en termes de technique et d’effets spéciaux, les limites jusqu’alors instaurées par le petit écran. Jamais une série n’a été plus visuellement impressionnante. Certaines des scènes d’actions figurent parmi les meilleures batailles filmées de tous les temps, télévision et cinéma confondus.

La saison 6 possède justement la séquence d’action la plus révolutionnaire depuis Il faut sauver le soldat Ryan (1998), où le réalisme et la brutalité humaine sont à l’honneur, en concordance totale avec le reste de la série. Ces scènes ont également de réels enjeux. Pour comparer cette fois-ci au Seigneur des Anneaux où nos héros, passé le premier film, semblent invincibles, on a toujours la crainte avec Game of Thrones que l’un de nos personnages préférés ne meure. L’immersion de ces batailles et leurs plans séquences sont d’une prouesse technique que très peu de films atteignent, la guerre et la violence nous sont racontées d’une manière inédite.

Game of Thrones est considéré comme le premier Blockbuster des séries TV et l’appellation n’est pas anodine car l’œuvre de HBO brouille définitivement la frontière série/cinéma. Chaque épisode (au budget de 15 millions de dollars pour cette dernière saison) possède la qualité d’un film d’une heure et la production est comparable aux plus gros succès d’Hollywood. Chaque année, la série est tournée dans six pays différents et génère, selon le New York Times, environ 1 milliard de dollars par an. Récompensé 47 fois aux Primetime Emmy Awards, un record pour une série de fiction, Game of Thrones a offert aux séries télévisées un nouveau statut. Celles-ci sont prises, de nos jours, beaucoup plus au sérieux et leur progression – en termes de qualité technique comme scénaristique – est ahurissante. Le petit écran a beaucoup grandi et n’a plus de limites. Tout cela, en partie, grâce à Game of Thrones.

Jon Snow face à la cavalerie des Bolton dans l’une des batailles les plus épiques de l’histoire de la télévision.

Cette scène…

Attention ! Pour clore cet article, nous avons décidé de présenter une scène qui représente les idées que nous avons développées. Si vous n’avez pas encore regardé la série (et nous espérons vous en avoir convaincu), nous vous conseillons de ne pas lire ce dernier paragraphe.

S’il n’y avait donc qu’une scène à garder pour décrire ce qui rend Game of Thrones si particulier, c’est bien l’explosion du Grand Septuaire de Baelor, qui ouvre l’épisode final de la saison 6 et parvient, en seize minutes, à parfaitement illustrer nos différents arguments. Même musicalement, l’épisode nous prévient, dès les premières notes jouées au piano (un instrument jamais utilisé sur les six saisons jusqu’ici) que quelque chose cloche, mais l’on est forcé d’appréhender un dénouement qui nous est encore inconnu. Progressivement, la tension monte et l’on comprend que le procès de Cersei auquel on pensait assister ne va pas se dérouler comme prévu. Pourtant, même si l’on est conscient du danger, on doit attendre encore près de dix minutes, les scénaristes ne sont pas complexés à frustrer leur public. Frustrer mais également surprendre, car tandis que l’on suit plusieurs personnes, plusieurs lieux à la fois (Le Grand Moineau dans le Grand Septuaire, Cersei et Tommen qui semblent se préparer à quitter le Donjon Rouge puis Lancel Lannister qui se retrouve dans les catacombes), les dialogues, habituellement mis en avant dans cette série, s’absentent ici au profit de la musique.

Cette séquence, admirablement montée, attise la tension à la manière d’une œuvre de Hitchcock, où les éléments prennent sens petit à petit, à mesure que de nouveaux instruments s’ajoutent au piano. Alfred Hitchcock disait « La différence entre le suspense et la surprise est très simple. Prenons un couple en train de parler. La conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d’un coup, boum, explosion. Une bombe se trouvait sous la table. Le public est surpris, mais avant qu’il ne l’ait été, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d’intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait. On sait que la bombe explosera et la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène. Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense. »

Le récit reste centré sur ses personnages et c’est donc avec leurs yeux que l’on assiste à la scène et que l’on découvre le danger afin que le suspense (mêlé à la surprise pour commencer) opère : on comprend avec Margaery que Cersei n’a pas prévu de se rendre au procès, puis c’est avec les yeux de Lancel Lannister que l’on découvre progressivement son plan. Finalement, à travers ceux de Tommen, on ressent les conséquences de l’explosion. Et la cloche, qui sonnait d’abord comme un danger pour Cersei, devient pour elle une arme, écrasant encore plus d’innocents.

Après quinze minutes d’appréhension, plusieurs personnages principaux, dont Margaery Tyrell chérie par le public, meurent, et ce en l’espace de quelques secondes. Aucune scène d’agonie ni même le temps de contempler les dégâts. La vie continue, le récit avance et c’est sur les répercussions de ces morts qu’il faut désormais se concentrer.

Voici l’extrait :

Thomas Gallon, Colin Revault