Première photo d’un trou noir : quand une polémique sexiste fait de l’ombre à une découverte scientifique

Le travail de près de 200 personnes a été nécessaire pour obtenir ce premier cliché jamais réalisé d’un trou noir. (Photo : Event Horizon Telescope)

Le mois dernier, une institution américaine a réalisé la toute première photo d’un trou noir. Une découverte qui a fait couler de l’encre, et pas que pour les bonnes raisons : la présumée auteure de la photo, Katie Bouman, se serait vu accorder le mérite de toute une équipe simplement parce qu’elle est une femme, générant masse de commentaires sexistes sur les réseaux sociaux. Décryptage d’un malentendu.

Depuis le 10 avril dernier, une incroyable avancée scientifique s’accompagne d’une polémique qui alimente les sujets du féminisme et du sexisme. Un projet collaboratif d’astronomie, l’Event Horizon Telescope (EHT), a révélé la toute première image d’un trou noir jamais réalisée.

Cette découverte est le fruit d’un travail collaboratif réalisé par une équipe de près de 200 personnes, de toutes nationalités, parmi lesquelles, Katie Bouman. Son nom a été relayé dans les médias et sur les réseaux sociaux, la présentant comme l’unique personne à l’origine de la découverte.

Les réactions ne se sont pas fait attendre : déferlement de commentaires jugés sexistes, l’accusant de vouloir s’attribuer le mérite de toute une équipe.

(Photo : capture d’écran YouTube)

Bouman est une ex-étudiante de l’Institut de Technologie du Massachussets (MIT) et aujourd’hui chercheuse post-doctorante dans l’équipe d’imagerie de l’EHT. L’université dont elle est issue s’est rapidement vantée sur Twitter de la découverte de leur alumni, la comparant à d’illustres scientifiques et mettant en avant son statut de femme scientifique pour booster les partages.

Hic : les tweets sont rapidement devenus viraux, mal compris, et récupérés par beaucoup de médias. Le message relayé est devenu que Bouman était celle à qui l’on doit l’algorithme qui a permis la première photo d’un trou noir, sans aucune mention des autres scientifiques ou du fait qu’il s’agissait d’un travail collaboratif. En réaction, une partie de la toile s’est enflammée, accusant la jeune femme de « faire 6% du travail et se voir attribuer 100% du crédit ».

L’Institut de Technologie du Massachussetts (MIT), dont est issue Katie Bouman, a causé la confusion avec des tweets la présentant comme l’auteure de la photo. (Photo : capture d’écran Twitter)

Une photo postée par Bouman elle-même sur Facebook a également été récupérée : on l’y voit, le regard plein de joie, face à l’écran où la photo est en cours de composition. Une légende accompagne la photo : « Regardant avec stupéfaction la première image que j’aie faite d’un trou noir, en processus de reconstruction ».

Pourtant, il n’était pas de l’intention de Katie Bouman de s’attribuer le mérite de la découverte : elle a d’ailleurs posté un autre message, mentionnant et remerciant humblement ses collègues. Elle y précise que l’image du trou noir n’était pas le fruit d’un seul algorithme ou d’une seule personne, mais le résultat de « l’incroyable talent d’une équipe de scientifiques du monde entier et des années de travail ».

Les réseaux sociaux se voient divisés sur le sujet ; d’un côté, ceux qui accusent les médias d’avoir voulu faire de la « discrimination positive », en attribuant à Bouman la totalité de la découverte, simplement parce qu’elle est une femme. D’un autre, ceux qui qualifient ces accusations de « sexistes », et affirment qu’une telle remise en question n’aurait pas eu lieu s’il s’était agi d’un homme. Et comme souvent sur les réseaux sociaux, aucune des deux parties n’a entièrement raison.

L’effet Matilda : science et sexisme

Il faut dire que si beaucoup de gens voulaient voir une femme derrière une découverte scientifique, c’est que l’effet Matilda a longtemps prévalu. L’effet Matilda, c’est le processus, démontré par une historienne des sciences, selon lequel les découvertes de femmes scientifiques sont souvent attribuées à leurs collègues masculins.

Rosalind Franklin en est l’un des exemples les plus célèbres : étudiante en recherche en 1951, elle réalise accidentellement, lors de travaux sur les rayons X, des clichés de la double hélice d’ADN. Grâce à ses clichés, les célèbres scientifiques Watson et Crick publieront la découverte de la structure de l’ADN et recevront le prix Nobel, sans jamais mentionner Franklin dans leur discours. Aujourd’hui, c’est encore souvent à eux seuls qu’est attribuée la découverte de l’ADN.

Et Franklin n’est pas la seule de l’Histoire à avoir subi l’effet Matilda. Pourtant, le cas du cliché du trou noir diffère, puisqu’il ne s’agit du travail d’une seule personne, ou même d’un petit nombre. Katie Bouman est une parmi près de 200 personnes à avoir apporté sa pierre à l’édifice, parmi lesquels d’autres femmes, comme la Québécoise Sara Issaoun ou la Japonaise Shoko Koyama, qui ont par conséquent été oubliées.



Des collègues de Katie Bouman ont pris sa défense sur Twitter suite aux commentaires sexistes dont elle a fait l’objet. (Photos : captures d’écran Twitter)

Suite au déferlement d’éloges d’un côté et de haine de l’autre, ses collègues ont pris sa défense, comme Kazu Akiyama, ou Andrew Chael (dont le tweet a été retweeté plus de 36 000 fois), priant les auteurs de commentaires malveillants envers Bouman de cesser leur « vendetta sexiste ». Ils rappellent à leur tour que la découverte était un travail d’équipe.

Dans ses tweets, Andrew Chael en a profité pour démentir les rumeurs lancées par les détracteurs de la jeune femme, selon lesquelles il aurait écrit 850 000 lignes pour l’algorithme final, et aurait fait le plus gros du travail. « Il y a à peu près 68 000 lignes dans le logiciel actuel, et je me fiche de combien d’entre elles j’ai personnellement écrit », a-t-il tweeté.

Le malentendu vient ici bien d’un problème de communication, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les médias s’étant emparé de l’histoire sans avoir connaissance de tous les faits. En cause aussi, une volonté trop souvent présente du public et des médias profanes, de glorifier les personnes, au détriment des découvertes scientifiques elles-mêmes et des avancées futures qu’elles impliquent ; une individualité en contradiction avec les objectifs de vérité et d’humilité de la science.

Iman TAOUIL