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Le rajeunissement numérique au cinéma : quelles conséquences ?
Au cœur des discussions récentes avec la sortie de Gemini Man et l’arrivée imminente sur Netflix de The Irishman, le nouveau film de Martin Scorsese, le rajeunissement numérique est une avancée technique bluffante pour l’industrie du cinéma. Mais en plus d’être très difficilement réaliste, il pose actuellement de sérieuses questions d’éthique.
Le rajeunissement numérique, ou de-aging est une pratique récente dans l’histoire du cinéma et des effets spéciaux. Très récente même, puisqu’elle ne date que du 21ème siècle. Chaque année, on remarque un ou deux films qui se tentent à l’artifice. Mais récemment aperçu dans Gemini Man, le dernier film de Ang Lee dont le synopsis repose entièrement sur cette technologie, il semble avoir atteint cette année une certaine maturité.
S’il a été facile depuis déjà plusieurs décennies de vieillir un acteur par le maquillage, Dick Smith s’étant particulièrement distingué pour avoir créé les prothèses de Marlon Brando (Le Parrain, 1972), Dustin Hoffmann (Little Big Man, 1971) ou encore F. Murray Abraham (Amadeus, 1984), il a n’a jamais vraiment été possible de réaliser l’inverse. À savoir, rajeunir le comédien pour interpréter un personnage moins âgé de 10, 20, voire 30 ans. Faire disparaitre d’un visage les traces du temps est en effet beaucoup plus compliqué que d’en ajouter. Si besoin est, un même personnage est généralement interprété par plusieurs comédiens de tranches d’âges différentes. Une autre méthode, plus minimaliste, est de simplement changer la coiffure et le style vestimentaire de l’interprète pour, au mieux, donner une impression de changement.

Mais c’est sans compter l’arrivée du rajeunissement numérique. Une méthode qui, en un peu plus de 15 ans, s’est fait un certain nom au sein de l’industrie. Retirer les rides et tout signe de vieillesse par ordinateur, maigrir le visage… la technique, d’abord imparfaite et peu pratique, est uniquement utilisée dans quelques films à gros budget, pour des scènes de flashback qui ne durent que quelques minutes. C’est en 2008, à la sortie de L’Étrange Histoire de Benjamin Button, que le réalisme et l’intérêt du rajeunissement numérique sont confirmés. Le personnage de Brad Pitt ne cesse de changer physiquement et passe par tous les âges, vieillard comme adolescent. Un incroyable défi technique. Ce premier succès est en partie dû aux méthodes du réalisateur perfectionniste, David Fincher. S’il n’est pas particulièrement reconnu pour les effets spéciaux, pourtant omniprésents dans ses films, c’est justement car ils sont presque systématiquement invisibles. En visionnant par exemple son sixième long-métrage, Zodiac (2007), il est impossible de percevoir le vrai du faux, au cœur d’un San Francisco entièrement généré par ordinateur. Qui de mieux que lui pour démarrer une tendance ?

Un souci de réalisme
La méthode de rajeunissement qui demande à répliquer un visage humain photoréaliste est longue et très exigeante. L’effet doit être parfait pour devenir convenable car l’homme observe et scrute chaque visage avec une précision impressionnante. C’est la partie du corps la plus complexe, celle qui nous définit et nous différencie d’autres humains. Le risque pour une réplique faciale de plonger dans la « vallée de l’étrange » est donc très élevé. Théorie d’abord développée par un roboticien japonais à propos de la ressemblance humaine des androïdes, elle estime que plus la réplique est similaire à un être humain, plus ses imperfections se dégagent et nous paraissent monstrueuses. Cette vallée se définit et doit son nom au graphique qui démontre la variation de la familiarité d’un visage selon son niveau d’apparence humaine.
Ainsi, un individu développera plus d’empathie pour les personnages d’un film d’animation Pixar que pour ceux de films comme Le Pôle Express (2004). Commençant à réellement s’approcher de l’apparence humaine sans être pour autant convaincants, ceux-ci tombent dans la « vallée de l’étrange » et nous rendent extrêmement mal à l’aise. Au lieu de les juger comme des effets réussissant à imiter un humain, le spectateur juge l’entité, à l’inverse et de manière inconsciente, comme un humain qui ne parvient pas à agir de manière normale. Il se rend immédiatement compte qu’il manque quelque chose, sans pouvoir justifier quoi. Et jusqu’ici, très peu de film ont réussi à surpasser ce problème.

C’est à partir des années 2010 que l’effet commence à être convaincant. Il devient de plus en plus utilisé, notamment par la franchise Disney pour son univers partagés des super-héros Marvel : Ant-Man (2015), Captain America : Civil War (2016), Les Gardiens de la Galaxie Vol. 2 (2017) puis Ant-Man et la Guêpe (2018), avant Captain Marvel cette année pour l’un des rajeunissements les plus convaincants, nous donnant à voir un Samuel L. Jackson des années 1990 tout au long du film, dans le rôle du célèbre Nick Fury. Cette performance, presque indiscernable de la réalité, est l’une des seules à franchir la « vallée de l’étrange ». Mais on peut également compter dans ce cercle restreint l’apparition d’un double entièrement numérique de l’actrice Sean Young des années 1980 pour faire apparaître le personnage de Rachel dans Blade Runner 2049 (2017). Ou encore celui des enfants dans Ça : Chapitre 2 (2019), qui avaient grandi depuis le premier film, produit en 2016. Une manière d’éviter toute erreur de continuité qui justifie en partie l’important budget du film.

De sérieuses questions d’éthique
Cette année, même si Gemini Man n’a pas connu le succès escompté, tout le monde attend avec impatience The Irishman, déjà annoncé comme une œuvre somme de la folle carrière de Martin Scorsese. Basé sur l’histoire du gangster Jimmy Hoffa, le film comporte un casting impressionnant (Robert De Niro, Al Pacino, Harvey Keitel et Joe Pesci) et se déroule sur plusieurs décennies. Seulement, cette brochette d’acteurs qui se sont fait connaître dès les années 1970 n’a plus vraiment l’âge pour incarner des personnages de 40 ans. Si Captain Marvel s’était dernièrement distingué pour la durée à l’écran du jeune Nick Fury incroyablement réaliste, The Irishman semble franchir un nouveau palier en rajeunissant de manière crédible plusieurs acteurs pendant 3h30. Un projet fou, rejeté par de nombreux studios avant d’arriver chez Netflix et qui justifie son budget impressionnant de 140 millions de dollars. En 1990, Les Affranchis n’en avait coûté que 25.
Mais cette pratique pose des questions d’éthique. Depuis le rachat de Lucasfilm par Disney, les superviseurs des effets spéciaux de la nouvelle trilogie Star Wars ont scanné l’entièreté des acteurs, pour faire des incrustes numériques mais aussi en prévision de futurs films. Leurs personnages pourraient ainsi revivre, même en cas d’empêchement de la part de leurs acteurs. Si d’ici plusieurs années, l’un d’entre eux meurt ou ne souhaite plus participer au tournage, il suffira simplement de sortir son double digital des archives.
Jouer après sa mort, c’est déjà le cas de Peter Cushing, acteur culte qui a incarnait le général Grand Moff Tarkin dans Un Nouvel Espoir (1977), décédé en 1994 et pourtant à l’affiche de Rogue One : A Star Wars Story, 22 ans plus tard. Aurait-il accepté le rôle ? Personne ne le sait, mais sa famille s’est chargée de la décision. Dans certains cas où l’acteur décède en cours de tournage, comme ce fut le cas de Paul Walker pour Fast and Furious 7 (2015), il est compréhensible que le film soit terminé. Mais lorsqu’il s’agit d’un tout nouveau projet pour lequel l’acteur, décédé depuis plusieurs années, n’était même pas au courant, il est légitime de se poser des questions. D’autant que le risque d’humilier et endommager sa réputation et son héritage est très grand.

Un corps de cinéma ne semble plus appartenir au comédien qui lui a prêté le sien, mais plutôt à la société qui l’a engagé. Et de plus, le de-aging ne concerne que les acteurs très bien identifiés par le public, puisqu’il se base principalement sur l’affect pour ces comédiens. Beaucoup de questions se posent alors. Les acteurs vieillissants seront-il condamnés à jouer des versions rajeunies d’eux-mêmes ? Y’aura-t-il une place pour les nouveaux acteurs face à ce star-system encore plus envahissant ? Le métier d’acteur a-t-il un avenir au cinéma ? Pendant combien de temps y’aura-t-il encore des humains au sein du divertissement ?
La question sur la légitimité et la véracité des images se pose également. Toute personne munie de patience et d’un ordinateur peut réaliser un deepfake. Il n’a jamais été aussi facile de poser un visage sur le corps de quelqu’un d’autre. Et les célébrités ressuscitées à des fins publicitaires ne font qu’alimenter le débat.
À l’avenir, le public habitué préférera peut-être l’illusion à la réalité, l’industrie s’approchant avec ces technologies d’une hyper-domination du film d’animation. Toutes ces thématiques sont au cœur du film The Congress (2013) où les acteurs d’un Hollywood stérile laissent leur place à des doubles numériques bien plus dociles. Malgré ces débats, le rajeunissement numérique continue de se perfectionner. Et au sein de cette ère toujours plus nostalgique – on pense à des projets comme Indiana Jones 5 dont Harrison Ford devrait reprendre le rôle à 77 ans -, il a de beaux jours devant lui.
Thomas Gallon