« Il faut commencer par admettre qu’il y a un problème »

À l’ère des nouvelles technologies apparaît une nouvelle forme d’illettrisme qui est l’illettrisme numérique. Christian Jacomino, président de l’association Ars Legendi revient sur le phénomène de l’illettrisme et propose des solutions pour y remédier.

Ancien instituteur, docteurs en sciences du langage et directeur d’école pendant 18 ans dans le vieux Nice, Christian Jacomino crée en 2003 l’association Ars Legendi. Son objectif ? Lutter contre l’illettrisme et expérimenter les usages de l’outil numérique qu’il a conçu, les « Moulins à Parole » (M@P). Ce dispositif favorise l’apprentissage de la lecture et de l’écriture sous la forme d’un jeu. 16 ans plus tard, Christian Jacomino poursuit toujours ce même objectif afin d’aider les 7 % de la population en situation d’illettrisme. 

Depuis 28 ans, Christian Jacomino lutte contre l’illettrisme. (© Christian Jacomino)

Qu’est-ce que l’illettrisme pour vous ?

Pour moi le terme illettrisme désigne la situation de quelqu’un qui ne maîtrise pas la langue dans ses aspects écrits parce qu’il ne la maitrise pas, ou pas assez bien, dans ses aspects oraux. L’oral et l’écrit vont ensemble. Il existe évidemment certaines exceptions concernant des personnes qui sont en situation de dyslexie, de dyspraxie, etc. L’illettrisme est un mot qui est mal choisi selon moi. On croirait qu’il s’agit d’une technique non acquise mais il s’agit en réalité d’un déficit dans la maîtrise de la langue sous tous ses aspects. Le déficit peut tenir au fait que la personne n’a pas le français pour langue maternelle ou qu’on ne parle pas cette langue dans le milieu où il grandit. Il peut s’agir aussi de carences éducatives. La confiance en soi joue un rôle très important dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et quand les familles sont en difficulté morale et matérielle, les enfants le sont aussi. 

Pourquoi avoir fait le choix de lutter contre l’illettrisme ?

 Par goût de la langue. Je suis moi-même issu d’une famille de migrants. J’avais des dispositions dyslexiques que j’ai gardées et c’est souvent en partant sur ses propres difficultés qu’on fait des recherches. Il y a un côté très mystérieux dans la difficulté scolaire de la lecture qui m’intéresse. Aujourd’hui j’ai 68 ans et je travaille sur ce problème depuis 25 ans. Le système universitaire ne prévoit pas que certains élèves soient en difficulté avec la langue et échouent à cause de cela. Nous essayons de le sensibiliser à la question. 

Comment faire face à l’illettrisme et par quels moyens ? 

Il faut commencer par admettre qu’il y a un problème. Une fois le problème posé, il faut accepter de le traiter de manière prioritaire, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Nous sommes dans une situation où il paraît évident que l’école ne suffit pas, ne suffit plus. Dans la mesure au moins où tous les enfants ne peuvent pas apprendre au même rythme et où on ne peut pas aider les enfants sans aider les familles. Il paraît ainsi indispensable que l’économie solidaire et sociale (à savoir les associations et les services publics locaux) vienne en aide à l’école. Mais pour que cette aide soit efficace, il faut plus et mieux que des bonnes volontés. Il faut encore des outils, de la formation, de l’expertise, et de l’évaluation des politiques menées. Le Prix Nobel d’économie nouvellement attribué à la Française Esther Duflo, spécialiste de l’évaluation des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, devrait nous mettre sur la voie. Mais nous sommes encore loin de l’admettre. Pour le moment on fait comme s’il n’y avait aucun problème. 

Quel est la plus-value de votre outil numérique les Moulins à parole ? 

 Depuis 2008, mon association Ars Legendi intervient dans les collèges du département grâce à un financement du conseil départemental. Nous intervenons aussi dans des écoles, des lycées professionnels, les Foyers de l’enfance, et depuis  peu à l’école de la seconde chance qui vient de s’ouvrir à Nice. Chacune de ces leçons est consacrée à un petit texte littéraire: un poème, un morceau de prose ou une chanson. Le but est de faire en sorte que les participants échangent, coopèrent, s’expriment et passent un moment agréable en lisant et en écrivant le français. Le jeu consiste à retrouver des mots cachés, à les dire puis les écrire. Nous nous donnons aussi pour mission de former des coaches qui vont utiliser cet outil pour leur propre compte. La grande difficulté que l’on rencontre tient au fait que le français a un système d’écriture très difficile.  Récemment, lors d’une activité organisée à la bibliothèque de L’Arianne, des mères de familles m’ont demandé si elles pouvaient, elles aussi, participer à l’animation. Et en quelques instants, elles se sont emparé de l’outil. J’étais très fier et ému. C’est important ce partage d’apprentissage entre parent et enfant. 

Pensez-vous que l’illettrisme est un phénomène très présent en France ? Certaines régions ou villes françaises sont-elles plus touchées que d’autres ? 

L’illettrisme touche de plein fouet la France, comme il touche bien sûr d’autre pays, mais tous ne le sont pas de la même façon, au même degré. . Il est beaucoup plus facile de lire et d’écrire l’espagnol, ’italien, ou l’allemand. La difficulté que nous rencontrons est due à la complexité du système d’écriture de notre langue, ce qu’on évite de dire, comme par pudeur. La première chose que je dis aux jeunes qui vivent l’échec scolaire, et la souffrance qui va avec, c’est que l’écriture du français est un casse-tête très souvent illogique. Alors que d’autres leur expliquent que tout cela est simple, et qu’il est inexcusable de ne pas comprendre. L’Angleterre aussi connaît de grosses difficultés. Ce qui contribue à expliquer peut-être que l’espagnol ne cesse de gagner du terrain aux États-Unis. Les villes avec un fort taux d’immigration sont celles où il y a le plus d’illettrisme, surtout si les immigrés sont relégués dans des quartiers périphériques. L’enfant apprend à parler dans le dialogue avec ses parents, en reformulant ce qu’ils disent. Je rencontre des femmes venues d’Afrique du nord depuis plusieurs années, qui n’ont jamais bénéficié d’une seule heure d’enseignement du français. Leurs enfants vont à l’école, ils y sont bien traités, mais leurs chances de réussir, dans leurs études comme ensuite dans leur vie professionnel, restent bien faibles. 

Des enfants en plein atelier avec les Moulins à parole (© Christian Jacomino)

Vous qui avez été instituteur puis directeur d’école, avez-vous été confronté personnellement à un ou une élève en situation d’illettrisme ?

 J’ai bien évidemment été confronté à des élèves en situation d’illettrisme. Dans l’élémentaire, beaucoup d’enfants réussissent mal en CP et CE1 et du coup se trouvent dirigés vers les orthophonistes. C’est par le biais de l’orthophoniste que beaucoup d’enfants, en France, apprennent à lire, alors qu’en réalité, les vrais troubles de de l’apprentissage, c’est-à-dire la dyslexie qui ne touche en moyenne que 4 % de la population. Ce qui prouve une nouvelle fois que le système scolaire est en échec. 

Pensez-vous qu’assez de solutions sont proposées pour y remédier, notamment sur la région niçoise ? 

A Nice, les associations de quartiers font un travail remarquable mais on ne les prend pas très au sérieux. On continue à penser que l’école fait 80 % du travail alors que c’est dans le domaine de l’action sociale qu’il faudrait investir aujourd’hui davantage d’argent et d’expertise. On a besoin de grands cerveaux mais qui travaillent pour le social. 

Que pensez-vous de l’illettrisme numérique [la difficulté, voire l’incapacité, que rencontre une personne à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques en raison d’un manque ou d’une absence totale de connaissances à propos de leur fonctionnement] ?

On assiste à une fracture numérique de nos jours. Dans les bibliothèques de quartier on cherche à promouvoir une culture du livre comme dans les années 80 alors qu’il faudrait s’adapter au numérique. Les animateurs de la bibliothèque ne savent même pas utiliser les outils numériques. Souvent l’éducation au numérique prend la forme de mises en garde contre le numérique. On enseigne à avoir peur d’internet. Heureusement, certaines cellules expertes existent comme, par exemple, Emmaüs Connect qui n’est pas encore présent à Nice mais dont on annonce l’arrivée pour 2020.

Quels sont vos projets pour le futur ? 

 Pour le moment je cherche des partenaires et de la visibilité. L’important et le plus difficile est de rompre le mur du silence qui entoure ces questions. Je reçois assez régulièrement des étudiants en journalisme qui s’intéressent à mon travail mais très peu de vrais journalistes. La réalité c’est qu’en France, la pauvreté, l’illettrisme n’intéressent pas grand monde. On ne prend pas au sérieux l’économie sociale en général. Quand on s’y intéresse c’est sur le versant de la morale. Il faut être solidaire, bon citoyen, aider les pauvres. Or, je peux vous assurer que les jeunes dans les quartiers sensibles n’ont pas besoin de la commisération des plus fortunés. Ils ont besoin d’une aide efficace. 

Propos recueillis par Analena Dazinieras