
Des champs aux usines, en passant par les camps, des Tibétains déracinés par le gouvernement chinois

Dans son étude publiée le 22 septembre par la Jamestown foundation, le chercheur allemand Adrian Zenz met en lumière le calvaire que vivent des centaines de milliers de Tibétains. En s’appuyant sur des documents officiels, il montre comment, sous couvert d’une politique contre la pauvreté, le gouvernement chinois oblige des tibétains ruraux à suivre des formations professionnelles.
Le 1er octobre, à Dharamsala, en Inde, le quartier de McLeod Ganj s’anime. Des dizaines de manifestants investissent les rues de la ville. Entre les drapeaux tibétains et indiens, celui de la Chine est consumé par le feu, sous le regard d’une personne enchaînée portant un masque de Xi Jinping. Cette scène se déroule à proximité du gouvernement tibétain, en exil dans la ville depuis 1960, comme le quatorzième Dalaï-Lama, Tenzen Gyatso. Mais l’Administration centrale tibétaine et son premier ministre Lobsang Sangayne ne peuvent donner suite aux réclamations des habitants du « petit Lhassa ». Aucun pays, même son hôte indien, ne reconnait son existence. Difficile, alors, de faire entendre les contestations contre la politique mise en place au Tibet par le président chinois Xi Jinping.
Pour preuve de l’opposition des Tibétains vis-à-vis du gouvernement chinois, certains n’hésitent pas à s’engager auprès de l’armée indienne, alors que les deux pays étaient en conflit, encore récemment, au sujet d’une zone qu’ils se disputent dans l’Himalaya. Cette présence d’éléments originaires du Tibet dans les unités d’élite des forces indiennes irrite en plus haut lieu à Pékin. Nyima Tenzin, chef de brigade tibétain au sein de la Force spéciale de la frontière (SFF) en Inde est décédé le 30 août, en enjambant une mine. Sa mort, couplée aux récentes tensions entre les deux pays, a suscité un élan de fierté au sein de la communauté tibétaine exilée dans l’état du Himachal Pradesh. C’est ce que confirme Claude Arpi, spécialiste du Tibet. Il a déclaré au journal indien The Indu : «Ils sont désireux de servir, comme l’illustre l’un de leurs chants de combat préférés : « Les Chinois nous ont arraché le Tibet et nous ont chassés de chez nous. L’Inde nous a gardés comme les leurs… nos jeunes martyrs n’ont aucune tristesse… nous ne perdrons pas notre force. À chaque opportunité nous lutterons avec nos vies. » »
Des tensions régulières depuis l’annexion du Tibet
Le 7 octobre 1950, un an et six jours après la proclamation de la République populaire de Chine, le président Mao Zedong ordonne l’invasion militaire du Tibet. Pour lui, ce pays n’est qu’une province chinoise dont l’indépendance n’est qu’une invention de la part des Occidentaux. Très vite, Lhassa va céder et le 23 mai 1951, un traité rattache officiellement le Tibet à la Chine. A l’intérieur, il est mentionné que la religion bouddhiste et les droits du Dalaï-Lama seront respectés. Mais le 10 mars 1959, cet accord est rompu suite au soulèvement de la population tibétaine. Pékin réprime violemment cette rébellion avec des milliers de morts et autant de départs en exil, dont celui du Dalaï-Lama. Depuis, le gouvernement chinois surveille de très près le Tibet avec une répression immédiate de toute forme d’opposition, comme lorsqu’en 2008 des moines tibétains avaient profiter de l’exposition des Jeux olympiques, organisés à Pékin cette année-là, pour manifester à Lhassa. Cet étouffement est couplé à un important anticléricalisme. Le Dalaï-Lama cherche depuis soixante ans à sensibiliser le monde sur la situation du Tibet, comme en atteste son prix Nobel de la paix en 1989.

Depuis 2019, le gouvernement chinois a davantage resserré son étau sur la population de la région autonome du Tibet, loin des regards des médias et politiques occidentaux. Adrian Zenz, chercheur allemand pour l’institut de recherche américain de la Jamestown foundation, a enquêté sur ce sujet. Durant des mois, il a épluché des centaines de documents de l’administration chinoise au Tibet et des images satellites. Une technique de travail devenue obligatoire avec la méfiance accrue de Pékin envers les journalistes et chercheurs. Ces derniers sont régulièrement priés de retourner au plus vite dans leur pays, surtout s’ils réalisent des enquêtes indépendantes, fait obligatoire selon l’ONU mais prohibé par la Chine. Après tout, pourquoi faire ce genre de travail quand le gouvernement indique que tous les habitants sont heureux et qu’il suffit de voir les photographies de propagande publiées avec des personnes souriantes pour le prouver ?
Des formations dispensées en étant enfermé dans des camps
La lecture du rapport d’Adrian Zenz montre la transformation des Tibétains. Selon ses écrits, l’action du gouvernement débute en mars 2019 quand la région autonome du Tibet a publié le « plan d’action 2019-2020 pour la formation des agriculteurs et des pasteurs et le transfert de main-d’œuvre ». Elle prévoit de « promouvoir vigoureusement la formation [professionnelle] de type militaire », d’inclure « la discipline de travail, la langue chinoise et l’éthique du travail », et vise à « renforcer le sens de la discipline des travailleurs afin qu’ils se conforment aux lois et règlements nationaux et aux règles et règlements des unités de travail ».
Le choix des personnes se fait dans les villages. Des équipes de travail vont y faire leur sélection. Si elles ne respectent pas les quotas prescris en termes de travailleurs récupérés, ils sont soumis à « des sanctions strictes », comme le prévoit les documents politiques lus par le chercheur allemand. Si rien ne dit que ces formations sont obligatoires, Pierre-Antoine Donnet, spécialiste de la Chine et du Tibet, indique dans son livre Le leadership mondial en question, L’affrontement entre la Chine et les États-Unis que « les Tibétains n’ont pas le choix. Pékin ne respecte pas les identités ethniques différentes. Elles doivent s’assimiler totalement. »
Dans les camps, une formation militaire est dispensée aux Tibétains, habillés en uniforme. Les hommes et les femmes sont préparés à exercer divers métiers dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration. Nombre d’entre eux apprennent à travailler dans des usines. Pour Adrian Zenz « il s’agit d’un changement de mode de vie coercitif, passant du nomadisme et de l’agriculture au travail salarié ». Avec ces mesures, « près de 50 000 personnes ont été envoyées dans des usines au Tibet et plus de 3 000 transférées dans des zones industrielles dans d’autres provinces » indique-t-il dans ses recherches. Dans une interview accordée à RFI, le membre de la Jamestown foundation révèle le sort qui attend les Tibétains à la fin de leur séjour en camp. « Depuis le début de l’année 2020, les postes qui leur sont attribués se situent très souvent hors de la région du Tibet. La politique des autorités chinoises implique aussi de pousser ces travailleurs pauvres à renoncer à leurs terres et à leur bétail, qui sont cédés à des coopératives étatiques, dont ils deviennent actionnaires, avant d’être employés comme salariés dans des usines chinoises ». A noter que deux formations sont dispensées : une « axée sur l’ordre », qui va être militaire, et une « axée sur les besoins », enseignant les métiers d’ouvrier et du secteur de l’hôtellerie et de la restauration.

Dans son enquête, le chercheur allemand s’appuie sur une série de document issus des autorités régionales du Tibet. Ces derniers mettent l’accent sur l’objectif idéologique de ces formations, qui ont pour but de corriger la façon de penser des travailleurs ruraux. Elles doivent modifier la pensée des travailleurs ruraux afin d’en faire des citoyens modèles, communistes et dialoguant en mandarin. Durant les sept premiers mois de 2020, 543 000 personnes ont fréquenté ces camps de formation.
Les Tibétains victimes d’objectifs économiques du gouvernement
Depuis des années, Xi Jinping martèle vouloir éradiquer la pauvreté d’ici… 2020. Si l’objectif ne sera pas rempli cette année, il souhaite le faire le plus rapidement possible. Pour cela, Pékin souhaite augmenter l’urbanisation des ruraux pour en faire des citoyens modernes et « modèles » pour les autres chinois. Les Tibétains résident à 70% dans des zones rurales. Ils sont majoritairement des paysans pauvres qui vivent en autosuffisance et avec le troc, posent problème. Comme le rappelle Adrian Zenz au micro de la RFI, « les fermiers et les nomades tibétains sont notoirement difficiles à contrôler, ils vivent de manière indépendante, suivent leur propre calendrier et les coutumes locales, ce qui représente depuis longtemps un affront, aux yeux de Pékin ». Le président souhaite donc faire des Tibétains des Chinois.
La Chine, pays émergeant en plein développement, souhaite utiliser tout son territoire et ne plus seulement concentrer son activité principale sur la côte est. Le gouvernement souhaite en faire une zone attractive pour attirer de nouveaux habitants et des vacanciers. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les locaux sont formés au métier d’ouvrier. De plus en plus d’usines ouvrent dans la région, tout comme des hôtels, ce qui explique l’apprentissage fait aux Tibétains des métiers de ce secteur-là. Selon les autorités locales, durant la semaine d’or (une des deux semaines de congés annuelles données par le gouvernement, ici du 1er au 7 octobre), 1,88 million de touristes se sont rendus au Tibet. Les recettes touristiques tournent aux alentours de 979 millions de yuans (environ 146 millions de dollars), soit une croissance à deux chiffres pour les revenus touristiques et les recettes engendrées selon le département régional de développement du tourisme.
Des similitudes avec la gestion des Ouïghours
Adrian Zenz fait partie des premiers à avoir mis en lumière le sort des Ouïghours, ethnie du nord-est du pays, dans la région du Xinjiang. Ils sont enfermés dans des camps, torturés, rééduqués voir tués par le gouvernement chinois. Pour RFI, l’Allemand confirme des similitudes entre les deux cas : « Il y a des schémas très proches au Xinjiang, notamment les rafles de travailleurs ruraux internés dans des bâtiments de formation militarisés, ainsi que les dispositifs de placement forcés mis en place à la sortie de ces camps d’internement. Dans les deux cas, l’accent est mis sur la remise en cause du mode de vie traditionnel d’une minorité « réticente au changement » et l’ambition d’effacer leur identité considérée comme « arriérée » par les autorités chinoises. » Fin août, le président a annoncé que son pays redoublait d’efforts dans la lutte contre le séparatisme tibétain. Le gouvernement chinois a vite réagi à la publication du rapport d’Adrian Zenz. Pour eux, « ce que ces gens appellent « travail forcé », cela n’existe pas en Chine. Nous espérons que la communauté internationale saura distinguer le vrai du faux et ne sera pas piégée par ces mensonges. » Pourtant, l’accompagnement des populations rurales vers l’industrie est la base de la stratégie du gouvernement pour lutter contre la pauvreté. Coïncidence ?