décembre 12

Romain Molina – The Beautiful Game : « Le football est un objet de recherche à 360 degrés »

Auteur de plusieurs ouvrages et véritable globe-trotter, Romain Molina se définit comme un conteur d’histoires. Avec son nouveau livre paru le 13 novembre dernier et intitulé The Beautiful Game, celui qui a collaboré avec The Guardian, Le Temps, la BBC ou encore The New York Times en raconte une nouvelle. En fait, il ne raconte, non pas une, mais des histoires. Constituée en majeure partie d’entretiens, l’œuvre publiée aux éditions Exuvie suit des hommes aux parcours atypiques, ayant dédié une partie de leur vie au football, malgré les migrations, les guerres, les génocides, et autres dangers auxquels ils furent exposés. Du Yémen à Cuba en passant par le Népal, d’Uday Hussein à Fidel Castro sans oublier les Khmers rouges, l’auteur montre que le football se trouve parfois là où on l’attend le moins. Dans son livre, Molina mêle le football à la géopolitique et à l’Histoire, et montre, comme à son habitude (il le fait via des vidéos sur sa chaîne YouTube notamment), que le football sort souvent du simple cadre sportif. Entretien.

Romain Molina lors d’un match opposant le Yémen à l’Arabie saoudite, dans le cadre d’un match de qualifications à la Coupe du Monde de football 2022 (score final : 2-2). Photo DR

Romain, The Beautiful Game, c’est déjà le sixième livre que vous écrivez, vous diriez que c’est votre œuvre la plus personnelle ? 

La plus travaillée, très sûrement. Je pense avoir franchi un palier dans le degré de détail. Après, mon oeuvre la plus personnelle… oui peut-être, car j’y ai mis beaucoup d’amour. Je mets de l’amour dans tous mes bouquins, mais dans celui-là particulièrement, parce que les sujets que j’y aborde, avec ces personnages qui ont connu le pire (comme la guerre ou l’exil ndlr) me touchent peut-être encore plus que les autres.

Quand on voit la multitude de pays et de personnes qui ont le droit à leur passage dédié dans le livre, on peut se demander combien de temps a pris ce projet.  

C’est un projet que j’avais commencé il y a plus ou moins deux ans. À la base ça devait sortir chez mon ancien éditeur. Mais les droits de La Mano Negra (son ouvrage précédent ndlr) ne m’ont toujours pas été payés, et je suis encore dans l’attente du jugement. Donc c’était impossible pour moi de travailler avec eux. Derrière, je n’ai eu aucune proposition. J’ai même envoyé des trucs à certains, c’est limite comme si je n’existais pas. J’ai eu un contact avec les éditions Tallandier et Nathalie Riché en particulier, mais au final, ça ne c’est pas fait, même si j’ai eu un contact positif avec eux. Et puis, Exuvie m’a contacté. C’est une petite maison indépendante, qui n’avait quasiment rien sorti à l’époque. J’ai bien accroché, donc j’ai accepté. 

Concernant le temps que ça m’a pris pour obtenir les contacts des personnes qui témoignent dans le livre, ça dépend. Il y a des gars, je les ai eus deux ans après le début du projet. Mais c’est difficile de quantifier, car tous les contacts que j’ai réussi à obtenir, c’est le fruit d’un travail de plusieurs années [Romain Molina a mené des travaux sur plusieurs continents comme l’Europe, l’Asie, et l’Amérique du Sud]. En tout cas, la retranscription a été très longue car il y a plus de 70 entretiens dans le livre. Par contre, pour l’écriture, j’ai mis plus de temps que prévu, car le livre devait initialement sortir cet été. Mais j’ai pris du retard parce qu’en parallèle, je couvrais l’affaire et les scandales liés à la Fédération haïtienne de football (après de multiples accusations de viols, la Fifa, Fédération internationale de football association, a banni à vie le Président de cette fédération). Et puis je devais faire des vidéos pour la chaîne YouTube, car c’est aussi mon gagne-pain.

Pour être clair, les quatre ou cinq derniers mois avant la publication, j’ai bossé comme un fou. Il y a même eu une période où je finissais de travailler à cinq ou six heures du matin. Et ce chaque jour ! Je ne pourrais pas dire combien de temps j’ai passé sur ce livre au total. Un temps infini ! (rires)

Justement, comment avez-vous procédé pour structurer votre récit ?

Je n’ai pas fait de plan. Je ne fais jamais de plan. Au départ il aurait dû y avoir beaucoup plus de pays représentés dans le livre comme le Bhoutan, des pays d’Afrique, les Philippines… Je n’ai pas pu tout mettre, loin de là. En fait, je souhaitais surtout que les chapitres s’enchaînent naturellement, sans transition forcée. Et au final, quand on regarde le livre, les chapitres sont dépendants les uns des autres. Pour donner un exemple : je ne comptais pas inclure le Nicaragua dans le livre. Mais, en y réfléchissant, je me suis dit que ça allait me permettre de transiter avec le chapitre sur le Népal, qui vient donc juste après, au final. Pourquoi ? Car les deux pays ont connu d’importants tremblements de terres, la transition était toute trouvée. Donc, il n’y avait pas vraiment de plan. J’ai eu la chance d’avoir carte blanche à ce niveau-là. 

L’Isérois a publié son ouvrage le 13 novembre dernier, aux éditions Exuvie. Photo Romain Molina 

À travers vos récents travaux, vous accordez une place importante aux histoires louches, aux dérives et aux scandales dans le milieu du football. Même si vous n’éludez pas certains sujets très durs, c’était aussi important pour vous de mettre l’accent sur de belles histoires du ballon rond dans ce nouveau livre ?

À la base, je voulais faire un livre positif, qui faisait un peu le yin et le yang avec La Mano Negra (qui revient notamment sur les dérives et corruptions qui gangrènent le monde du football ndlr). Et puis, en fait, je ne sais pas si c’est que j’ai une capacité à lire la noirceur d’âme ou à broder autour de ça, mais même si je veux faire des efforts et qu’il y a de belles histoires dans le livre, eh bien il n’empêche que j’en reviens aussi aux drames, aux tragédies, aux meurtres et aux affaires de corruption. Après, je ne trouve pas que le livre est complètement noir et pessimiste, ni complètement blanc et positif d’ailleurs, mais j’ai essayé de mettre en avant des histoires profondément humaines. Tout en laissant la parole aux acteurs (le livre est majoritairement constitué de témoignages et d’anecdotes de personnes liées au football), ce qui est, je pense, plus intéressant au final. Dans l’ouvrage, l’histoire du joueur Pen Phath par exemple, une légende du football cambodgien qui appartient à une génération ayant connu les khmers rouges (mouvement politique au pouvoir de 1975 à 1979, coupable d’exécutions massives), c’est une histoire qui est absolument incroyable. Raconter l’histoire de ce type de personnage, ça montre que le foot, ça n’est pas qu’un sport. C’est bien plus.

Indépendamment de tout ça, des horreurs que je raconte, comme lors du passage consacré à Uday Hussein (le fils aîné de l’ancien Président de la République d’Irak Saddam Hussein aimait, à sa manière, le football ndlr), c’est un message d’espoir que j’essaie de donner. 

Vous vivez en Espagne, vous avez vécu en Ecosse, vous êtes international Gibraltarien en basket-ball, et avec ce nouveau livre, vous proposez un tour du monde dédié à des pays au passé souvent dramatique. D’où vous vient cet attrait pour l’étranger ?

Quand j’étais petit, j’avais une passion, c’était de regarder les plaques d’immatriculation étrangères, quand je partais en vacances notamment. Et puis ma grand-mère avait un petit carnet rose de l’époque où tu avais encore tous ces anciens pays du type Tchécoslovaquie de marqués. Ça m’a aidé à développer cet attrait pour l’étranger. En fait, je pense que j’ai toujours eu cette curiosité naturelle. Et sur pleins de sujets, pas que sur le sport. Ça peut se développer sur la piraterie et son histoire par exemple, je suis très curieux comme garçon. Et peut-être que dans ce nouveau livre, ce qui ressort, c’est aussi mon attirance pour Tintin (rires). Il y a quand même un des chapitres qui s’appelle « Les pharaons au pays du cigare » (référence à la bande dessinée Les Cigares du pharaon de Hergé ndlr). 

Dans votre livre, vous mêlez notamment culture, politique, histoire et géographie : c’est bien plus qu’un simple ouvrage sur le foot ?

Totalement. Ça montre que le foot est un objet de recherche à 360 degrés. Qu’il est à la fois social, culturel, politique, historique voire géopolitique, car il implique de nombreux acteurs du fait de la mondialisation et de son influence. Après, c’est aussi un livre de destins humains. Ou encore de criminalité.C’est un livre de beaucoup de choses, au final. C’est justement pour ça qu’il n’est pas uniquement réservé aux fans de football. 

Et même si je reconnais que je peux aller loin sur de nombreux thèmes, je fais quand même attention à toujours conserver un lien avec le football en tant que sport. Je ne vais pas parler de la politique du Pakistan, juste pour en parler. Si j’en parle, c’est parce que l’ancien ministre l’intérieur est aujourd’hui le président de la fédération de football, c’est parce qu’il y a eu une influence de la politique sur la pratique et la diffusion du football dans le pays. Le but, c’est de trouver le juste équilibre.

Il y a un petit côté pédagogique dans The Beautiful Game… 

Oui, je pense. Il faut aussi se dire qu’à travers le foot, je peux apprendre aux lecteurs des choses qu’ils n’auraient pas vraiment apprises si je n’avais anglé que sur le jeu en lui-même. Partir du foot et trouver d’autres approches, c’est vraiment important. Dans le livre, il y a quand même un entretien où Patrick Aussems, ancien sélectionneur du Népal, raconte un rendez-vous qu’il a eu avec Xi Jinping [actuel président chinois ndlr] pour parler diplomatie et foot. C’est ce genre d’histoire qui te montre, au niveau éducatif, à quel point le foot est important et dépasse le cadre sportif. La géopolitique, par exemple, ça m’intéresse énormément, principalement au Moyen-Orient et en Amérique latine. J’ai donc essayé de le retranscrire à travers chacun de mes livres, dont le dernier… Même quand je fais une biographie autorisée d’Edinson Cavani (attaquant international uruguayen ndlr), c’est aussi pour parler de l’Uruguay en général. 

Vous dépeignez au fil des pages les portraits de nombreux footballeurs aux parcours pour le moins atypiques, il y en a un qui vous a particulièrement touché ?

Il y en a beaucoup qui sont touchants. Mais je pourrais peut-être en citer deux. Abdullah Qazi, le joueur Pakistanais qui travaille chez Apple, à Los Angeles, et qui traverse le monde entier pour jouer des matchs de qualification à la Coupe du monde avec sa sélection. Il repartait à chaque fois juste après la rencontre, et faisait 24h de voyage pour aller travailler. Cela après avoir été encore une fois éliminé de la compétition avec son équipe… D’ailleurs, personne ne connaissait son âge au Pakistan, même pas les journalistes locaux. En fait, c’était peut-être le joueur le plus inconnu de tout le premier tour qualificatif au mondial 2022. Et ce gars est l’essence même de la pureté du jeu. Il incarne bien le beautiful game

Et puis, le deuxième que j’ai envie de mentionner c’est Monsieur OvaysAzizi,le gardien de l’Afghanistan. Lui, c’est quand même fort. Je ne vais pas m’épancher, il n’y a qu’à lire l’entretien à la fin mais … très marquant. Sacrée histoire, sacré destin, et surtout sacré personnage.  

D’ailleurs, comment est-ce qu’on retrouve la trace de tous ces personnages pour le moins originaux ?

Pour retrouver leur trace, c’est souvent grâce au contact du contact. Et ainsi de suite. C’est un long chemin avant d’obtenir le contact souhaité, mais c’est comme ça que je remonte à la source. Après, entrer en communication avec ce genre de personnage, ce n’est pas si compliqué. J’ai bien plus de facilités à communiquer avec des Afghans, des Yéménites, des Irakiens, des Pakistanais ou des Guatémaltèques, qu’avec des joueurs et des entraineurs francophones, ou baignés dans la culture du foot français. Et je me permets de dire ça après 8 ou 9 ans d’expérience dans ce domaine. Même en deuxième ou en troisième division française, sur des sujets pas forcément polémiques, c’est difficile d’avoir le témoignage d’un français ou d’un binational. Alors que sur des sujets délicats, du type Mouammar Kadhafi, ancien dirigeant en Libye, certains Libyens seront les premiers à m’aider.

Le journaliste indépendant possède également une chaîne YouTube qu’il utilise en partie pour rendre compte des dérives au sein de l’industrie footballistique. Photo Romain Molina (YouTube)

A la fin de votre ouvrage, vous qualifiez votre production sur le football de « cynique », pourquoi ce qualificatif ?

Parce que globalement, tous mes travaux, c’est rarement pour parler de sujet joyeux. Et souvent, je vais être ironique sur certains sujet graves, comme on peut le voir dans The Beautiful Game. Mais derrière cette vision cynique du foot, et du monde en général, c’est un cri d’amour ce que je fais. Si je m’en foutais de ce qui va mal dans ce sport, je n’en parlerais pas. Je me contenterais simplement de parler de ce qui va bien, sans prendre aucun risque. 

Au départ vous aviez prévu de visiter, et de faire visiter au lecteur, encore plus de pays, (le Tchad par exemple). Mais vous n’avez pas pu le faire. Un deuxième tome est-il prévu ?

Oui, je pense. Ça s’appellerait : « Le match de leur vie : football, émancipation, révolution ». Ça commencerait par l’Afghanistan, avec « Les bons baisers de Kaboul », une suite logique en fait [« Les bons baisers de Kaboul » est l’intitulé de l’un des derniers chapitres de The Beautiful Game ndlr]. Si cette suite se fait, j’essaierai de mettre un accent sur l’Afrique, et notamment sur Djibouti. J’aimerais bien faire quelque chose sur l’Érythrée aussi. Mais en effet, c’est probable qu’il y ait une suite. Après, ce que je voudrais aussi faire, c’est un livre sur le Yémen. Je travaille dessus en tout cas, parce que je trouve que c’est un sujet qui n’est pas assez médiatisé.

Même si voilà, l’avenir de ces projets, ça dépendra aussi du « succès » de The Beautiful Game, parce que ce n’est pas facile non plus. Bien qu’en prévente, sur les plateformes, on était quand même à 1000 exemplaires écoulés. Mais avec le contexte, c’est très probable que le livre se vende moins bien que les précédents, d’autant qu’il n’y a aucune promotion, donc forcément, les gens sont moins au courant. Par contre, je ne vais pas aller quémander de la promotion, je n’en ai rien à faire. Je ne dépends que de moi-même. Le but, ça reste que les gens comprennent certaines choses à partir du bouquin.

The Beautiful Game, c’est le livre dont vous êtes le plus fier ?

Oui, oui. En fait, je ne pensais vraiment pas pouvoir aller aussi loin. Et honnêtement, j’en suis très content, j’en suis même fier. Ça a été beaucoup de boulot. Même si le succès n’était pas au rendez-vous, je le referais quand même. Je vis avant tout pour être heureux. Je ne fais pas les sujets pour faire parler ou réagir, je traite de certains sujets parce que je les considère importants.

                   Propos recueillis par Dorian Vidal