
Révolte étudiante à Istanbul : les prémices d’un Printemps turc ?
Depuis six semaines, des étudiants et professeurs manifestent contre la nomination, par le président Erdogan, de Melih Bulu, un fidèle du pouvoir, comme recteur de l’Université de Boğaziçi à Istanbul.

« Nous n’allons pas baisser les yeux ». Voici le slogan scandé par les manifestants de l’Université de Boğaziçi, (Bosphore en français) à Istanbul, en réponse aux policiers qui leur ordonnent de ne pas soutenir le regard. Malgré des centaines d’arrestations musclées auxquelles continuent de procéder les forces anti-émeutes, les protestataires réclament toujours la démission de Melih Bulu, un nouveau recteur nommé par le président Recep Tayyip Erdogan.
La colère ne faiblit pas sur le campus et gagne déjà d’autres universités. Au fil des jours, les revendications se font même plus larges. C’est désormais une refonte complète du système éducatif turc et particulièrement de son indépendance vis-à-vis du pouvoir qui est mise en avant par les manifestants.
Si ces étudiants sont plutôt éduqués, urbains, ouverts sur l’Occident et aspirent à un enseignement plus libéral, Harut Gobelian, journaliste et stambouliote d’origine, pense que le mouvement de contestation s’étend davantage. « Toutes les couches de la société, éprises de la justice, de la démocratie, de la défense des droits de l’Homme et qui n’en peuvent plus du pouvoir actuel, n’attendent que de telles occasions pour descendre dans la rue avec l’espoir de pouvoir changer quelque chose ».
Une nomination par le président de la République n’est pourtant pas inédite selon Guillaume Perrier, ancien correspondant pour Le Monde à Istanbul et auteur du livre « Dans la tête d’Erdogan ». « Le mode de nomination des recteurs a été modifié en 2016, après la tentative de coup d’Etat raté. Depuis cette date, on a environ une vingtaine de proches du parti au pouvoir, l’AKP, qui ont été placés à la tête des universités, explique-t-il. Ici, c’est particulièrement caricatural et symbolique puisqu’on parle de la meilleure du pays. Melih Bulu est un ancien candidat de l’AKP aux élections législatives, il n’a aucune légitimité académique mais simplement celle d’être proche du parti ».
Pour Erdogan, l’enjeu est de taille. Son rêve d’incarner un néo-empire ottoman lui impose, certes, d’être présent sur la scène internationale, militairement et diplomatiquement. Mais ses ennemis de l’intérieur l’obligent avant tout à resserrer son autorité sur sa population, déjà excédée par la crise sanitaire du Covid-19 et le déclin de son pouvoir d’achat. L’inflation a 14,6% en 2020, tandis que la livre turque a perdu environ 35% de sa valeur face au dollar américain.
Terrorisme, religion et ingérence occidentale
Dès lors, la stratégie adoptée par Erdogan et son gouvernement pour discréditer le mouvement de l’Université de Boğaziçi prend plusieurs formes. Pour Guillaume Perrier, la première d’entre elles, c’est « d’essayer de lui trouver des liens avec des organisations terroristes qui reviennent souvent dans le discours politique en Turquie, comme le PKK ou le DHKP-C. Le pouvoir a ensuite insisté sur les étudiants LGBT qui auraient eu des positions irrespectueuses par rapport à l’islam, en représentant la Kaaba avec un drapeau de leur communauté. Cela a créé une grande polémique chez les islamistes, explique-t-il. Erdogan a également accusé les manifestants d’être à la solde des partis d’opposition, puis d’être à celle des américains et des français qui cherchent pour lui à diviser et déstabiliser la Turquie… ».

Les soubresauts d’un futur Printemps turc, dix ans après celui qui a agité le Maghreb ? Harut Gobelian n’y croit pas du tout. « Le régime d’Erdogan est très bien enraciné. Les leçons du Printemps arabe sont aussi là pour le servir et prévenir tout dérapage, explique l’ancien journaliste. La Turquie est un pays unique au monde par sa fibre nationaliste – j’ai souvent dit que pour parler de la Turquie, il faut y avoir vécu -. L’addition de l’ottomanisme et du nationalisme représente un tel atout, une telle force, qu’aucun mouvement ne semble en mesure de venir le défier ».
La donne pourrait-elle changer avec la jeunesse turque, qui représente à elle seule presque la moitié de la population ? La question mérite d’être posée pour Guillaume Perrier. « Une grande partie ne veut plus de ce totalitarisme, de ces restrictions sur les libertés, de cette censure, de ce conservatisme religieux, indique l’ancien correspondant du Monde. On a une génération qui se sent sacrifiée, qui nourrit une certaine révolte. Tôt ou tard, cela pourra nourrir un mouvement politique de grande ampleur, qui est aujourd’hui la hantise d’Erdogan ».
Reste désormais à savoir si cette révolte étudiante de Boğaziçi constitue le point de départ d’un ras-le-bol généralisé au point de pouvoir faire vaciller un Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, en Turquie, depuis 18 ans.
Théo Sivazlian