
Les tennismen français sont-ils si nuls ?

Sujet récurrent de moqueries, les performances des joueurs français ne sont pourtant pas si mauvaises, par rapport à d’autres pays.
« Dans les vestiaires, tout le monde se marre en regardant le clan français ». Henri Leconte ne mâchait pas ses mots dans les colonnes du Parisien, en 2017, pour définir les récurrentes éliminations des joueurs français.
Et pour cause, l’incapacité des joueurs masculins de tennis français à marquer les esprits dans les tournois du Grand Chelem, depuis la victoire de Yannick Noah en 1983, est souvent un sujet de railleries et de critiques parmi les observateurs de la balle jaune.
L’Open d’Australie s’est encore soldé par une désillusion du côté des français, avec Adrien Mannarino en dernier représentant, éliminé au 3ème tour… Mais cette contre-performance du clan tricolore a vite été rayé des mémoires à Roland-Garros.
Pour la première fois depuis le début de l’ère open, en 1968, il n’y a pas un Français au troisième tour d’un tournoi du Grand Chelem. Déjà, ils n’étaient que trois garçons en lice au second tour, là-aussi fait unique.
Il semble difficile d’en vouloir à Richard Gasquet, battu 6-0, 7-6, 6-2 par Rafael Nadal, un Espagnol dont vous feriez bien de retenir le nom à l’avenir, et à Enzo Couacaud sorti en quatre sets par Pablo Carreno Busta, tête de série numéro 12 (2-6, 6-3, 6-4, 6-4), tous deux par plus fort au second tour.
Il est en revanche possible d’avoir des regrets pour certains, dont Gaël Monfils, qui a cédé 6-0, 2-6, 6-4, 6-3 face à Mikael Ymer, 105e mondial, bien qu’auteur d’un solide tournoi.
Si voir dix-huit français au premier tour est un chiffre plutôt habituel, cette Bérézina était prévisible. Avec seulement deux têtes de séries, Gaël Monfils (14) et Ugo Humbert (29), les Bleus étaient exposés à des tirages défavorables dès leur entrée en lice, comme Stephanos Tsitsipas pour Jérémy Chardy. Ce désastre est donc l’aboutissement d’une décadence de ces derniers mois, voire de ces dernières années.
Vient alors cette question : le tennis français est-il si décevant depuis 1983 ?
En comparaison avec d’autres pays, ayant un nombre de licenciés à peu près équivalent ou supérieur, ces critiques sont-elles totalement justifiées ? Ou bien, cela ne fait que renforcer une autre idée reçue : l’insatisfaction perpétuelle des Français.
Un nombre de licenciés dans la moyenne
Il est indéniable que la France est un pays de tennis. En 2019, la Fédération Française de Tennis fait état d’un peu plus d’un million de licenciés. Il est donc judicieux de comparer avec des pays présentant des nombres similaires ou supérieurs.
Aux Etats-Unis, ils sont 700 000 joueurs inscrits en club, 1 300 000 en Italie et 1 600 000 en Allemagne, le plus grand total en Europe.
Des performances intéressantes depuis 1984
Pour comparer les performances des joueurs de ces quatre pays dans les tournois du Grand Chelem, depuis 1984, il a été décidé de s’ appuyer sur la présence des joueurs de ces différentes nationalités au stade des huitièmes de finale.
Et la comparaison est plutôt flatteuse : 206 participations françaises. Seuls les États-Unis, avec 365 participations, font mieux. Paradoxalement, l’Italie et son nombre plus important de licenciés, pointe à la dernière position de ce quatuor, avec seulement 33 participations.
Des français plus réguliers dans le temps
Enfin, il faut se demander si les performances sont régulières dans le temps, en comparaison avec les trois autres pays du quatuor étudié.
Est constatée une vraie régularité de présence des joueurs français en huitièmes de finale des tournois du Grand Chelem. En moyenne, entre 5 et 6 participations sont observées sur la période 1984-2020. Avec même, entre 2008 et 2019, un monopole français, vis-à-vis des autres pays. En 2020, pour la première année, les Italiens et Allemands ont profité de la baisse de niveau des Français et Américains pour avoir, plus de participations en huitièmes de finale des tournois du Grand Chelem.
Après les deux premiers tournois de l’année, les joueurs transalpins sont les plus représentés devant Alexander Zverev, les Américains et les Français.
Comment expliquer cette régularité vis-à-vis des autres pays ?
Longtemps, les États-Unis ont été une nation référence du tennis mondial avec des joueurs de talent comme Pete Sampras, Andre Agassi ou John McEnroe. Mais depuis la fin des années 1990, le pays peine à trouver des tennismen de premier plan. Interrogé à ce sujet en conférence de presse après sa défaite au second tour de l’Open d’Australie face à son compatriote Taylor Fritz, l’Américain Reilly Opelka pense connaître la nature du problème. Les nouvelles générations seraient plus attirées vers d’autres sports, tel que le basket. Pour lui, le tennis « n’est pas un sport très important aux Etats-Unis… C’est juste la réalité. Les États-Unis ne se soucient pas tant que ça du tennis ».
Howard Fendrich, journaliste sportif américain à AP, nuance les propos du joueur en rappelant que « des joueuses comme les sœurs Williams, Jennifer Capriati ou Sloane Stephens ont gagné plusieurs tournois du Grand Chelem ». Mais lui aussi pense que le déclin du tennis dans la culture américaine est la raison principale de la baisse de niveau des joueurs de son pays.
Concernant l’Allemagne, les chiffres sont amplifiés par les performances de Boris Becker et ses six victoires dans un tournoi du Grand Chelem. Durant quinze années (1984-1997 et 1999), il s’est qualifié pour, au moins, un huitième de finale d’un tournoi du Grand Chelem par an. Son successeur semble enfin être trouvé, en la personne d’Alexander Zverev. Ce dernier s’est qualifié en huitièmes de finale des trois tournois du Grand Chelem 2020, Wimbledon étant annulé.

Longtemps en retrait, avec jamais plus de deux participations à un huitième de finale d’un tournoi du Grand Chelem jusqu’en 2017, les Italiens profitent actuellement d’une nouvelle génération très prometteuse. « L’Italie comptera bientôt de nombreux joueurs parmi les 16 meilleurs de chaque Grand Chelem. Une première dans l’histoire », affirme le journaliste italien, Giorgio Spalluto. Son nombre important de licenciés fournit, enfin, des futurs joueurs de très haut niveau. Le journaliste fait d’ailleurs remarquer que « le tennis italien est en train de se développer. Dans quelques années, il y aura beaucoup d’Italiens en huitièmes de finale des tournois du Grand Chelem ».
Et comment lui donner tord ? Le 22 mars, pour la première fois neuf tennismen venus de l’autre côté des Alpes se sont retrouvés dans le Top 100 mondial. Deux mois plus tard, à Roland-Garros, pour la première fois depuis l’ère Open, trois Italiens ont atteint les huitièmes de finale. Comme révélé par Giorgio Spalluto, la nouvelle génération est en train de prendre le pouvoir avec Matteo Berrettini (né en 1996), Jannik Sinner (2001) et Lorenzo Musetti (2002).
À moins de donner une raquette à Sylvain Wiltord et David Trézéguet, il semble difficile d’imaginer comment les Français peuvent rattrapés leur retard sur leurs voisins…
Des spectateurs durs ou des joueurs aux performances insuffisantes ?
Si les chiffres montrent que non, les Français ne sont pas si nuls que cela raquette en main, les participations en huitième de finale ou en quarts de finale ne satisfont pas l’observateur de tennis. « Ce sont les titres qui comptent. Il y a des huitièmes, des quarts mais il manque le titre » explique Igor Gedilaghine, chef de la rubrique tennis à l’AFP. « En France on a la culture de la gagne » explique Jérémy Baudu, journaliste à Tennis Magazine. Le Français serait-il dur envers ses protégés ? Lui estime que oui : « On ne se rend pas compte de la chance que l’on a d’avoir une génération exceptionnelle avec quatre champions (Monfils, Gasquet, Simon, Tsonga). D’habitude c’est un. »
Et si le problème ne venait pas des joueurs mais plutôt des spectateurs ? C’est en tout cas l’hypothèse émise par Jérémy Baudu. « Cette attente de 1983 pèse, affirme-t-il. Dès que quelqu’un se distingue, on lui met la pression. Regardez, après l’élimination d’Hugo Gaston en quarts de finale, L’Équipe s’est demandé s’il pouvait atteindre le top 10 mondial alors qu’il n’était même pas dans le top 100 ! On ne les laisse pas grandir. C’est le syndrome du « nouveau Zidane »… »
Cependant, pour Igor Gedilaghine, les Français ne pensent pas continuellement à Yannick Noah : « Il n’y a pas de pression liée au titre car le tennis reste un sport individuel. » C’est même l’effet inverse qui se produit. « Ça les énerve, ils veulent gagner pour eux, pas pour la France » déclare-t-il.
D’un revers main droite à une main, comme dans son époque de joueur, Jean-René Lisnard balaie lui aussi les hypothèses de Jérémy Baudu. Pour lui le constat est irréfutable : « Les résultats ne sont pas suffisants, il n’y a pas un gars qui va au bout ! » La pression du « successeur de Yannick Noah » paralyse-t-elle les joueurs dans les moments clés ? Nouveau revers : « Qu’est-ce que la pression ? Un joueur de haut-niveau doit savoir la supporter. La pression elle n’est pas qu’en France, elle est dans tous les pays ! »

Mais alors, où est le problème ? « C’est la mentalité à la Française rétorque le Franco-Monégasque. Tout le monde se satisfait d’être en huitièmes de finale. Les étrangers, eux, ont la niaque et ils viennent pour gagner ! »
Cependant, si taper sur les tennismen est un sport où les Français excellent mieux qu’en tennis, il convient de rappeler une statistique importante. Ces dernière années, un mec de Majorque, un de Bâle et un de Belgrade écrasent le tennis mondial.
Sur les 52 tournois du Grand Chelem disputés depuis l’Open d’Australie 2008, premier grand tournoi remporté par Novak Djokovic, le trio que compose ce dernier avec Roger Federer et Rafael Nadal s’en est adjugé 43, avec respectivement dix-huit, huit et dix-sept trophées.
Seuls cinq autres joueurs ont réussi à gagner un tournoi. Ce qui ne laisse que peu de place pour nos Français…
Des entraîneurs français de classe mondiale… pour les étrangers
Reconverti entraîneur, il a collaboré avec le Luxembourgeois Gilles Muller. Fondateur de l’Élite Tennis Center, il a formé le Russe Daniil Medvedev, actuel numéro deux mondial. Son expérience en tant qu’entraîneur auprès de joueurs internationaux lui permet de dresser un constat implacable : « La fragilité mentale des Français est répandue. »
Les journalistes et l’ancien joueur s’accordent pour dire que la formation française est une des meilleures du monde. C’est d’ailleurs la raison de la régularité des Français au très haut niveau. Cependant, pour eux, le mental des joueurs reste problématique. Si, dans les catégories de jeunes, les titres sont légions pour les tennismen français, une fois passé le niveau sénior un blocage apparait.
« En France, il y a une bonne formation, de bonnes bases, on arrive à enseigner quelque chose mais pas le caractère de champion », déplore Jean-René Lisnard. Ce n’est pas aux coachs de former des bonhommes. » Des propos qui font échos à ceux de Gilles Simon.
Preuve de la qualité de la qualité de certains entraîneurs nationaux, Daniil Medvedev, entre autres vainqueur du Master 2020 est sous la houlette de Gilles Cervara, élu coach de l’année 2019 par ses pairs. La légende américaine Serena Williams, vainqueur de seulement 39 titres du Grand Chelem, simple et double confondus, est entraînée par Patrick Mouratoglou. Ce dernier a créé à Sophia Antipolis, dans les Alpes-Maritimes, la Mouratoglou Tennis Academy. Parmi ses licenciés, se trouvent Stefanos Tsitsipas, Cori Gauff.
Quelque chose vous interpelle ? Vous n’avez lu aucun nom de joueurs français dans le dernier paragraphe ? C’est « normal », les jeunes tennismen étant invités à rester sous le giron de la Fédération Français de Tennis, dont la DTN fait face à un audit accablant révélé par L’Équipe.
Un Français professionnel s’entraîne à la Mouratoglou Tennis Academy depuis 2018, Benoît Paire. Un choix sûrement dicté par le doux climat local qui permet de faire plus d’apér… euh, d’entraînements.
Une évolution du tennis mondial
Journaliste sportif pendant plus de trente ans, Gérard Holtz a vu passer plusieurs générations de tennismen. À l’évocation du tennis actuel, son premier ressenti est « une hausse générale du niveau ».
En cause, l’internationalisation du tennis depuis les années 1980. Les matchs des grandes stars du tennis de l’époque que sont Ivan Lendl, Bjorn Borg ou John McEnroe, pour ne citer qu’eux, ont fait des émules à travers la planète. Le tennis s’internationalise. « Pendant des années, les joueurs étaient issus des mêmes nationalités, il y avait des Argentins, des Américains, des Suédois, des Tchèques et des Français, remarque l’ancien journaliste. Mais depuis plusieurs années, il y a une émergence de talents venant de nouveaux pays. Il y a plus de concurrence sur le circuit. »
L’arrivée de joueurs venant de nouvelles contrées a obligé les nations phares du tennis à mieux préparer leurs protégés. Il faut frapper plus fort, courir plus vite et être plus endurant que celui d’en face. Les raquettes et les cordages sont aussi en constante évolution. « Rafael Nadal tape deux fois plus fort qu’André Agassi à Roland Garros. Une année, nous avions calculé pour un Stade 2. Une balle frappée par Agassi faisait 1900 tours par minute et plus de 3000 pour celle de Nadal », révèle par exemple Gérard Holtz.

“Les Français manquent de références au plus haut niveau”
Face à cette hausse du niveau mondial, les Français peinent à suivre. Pour l’ancien tennisman amateur, depuis la baisse de régime des quatre mousquetaires (Gilles Simon, Jo-Wilfried Tsonga, Richard Gasquet et Gaël Monfils), il manque au tennis tricolore « une locomotive qui amène la France ». Il observe que « nous sommes sur la pente descendante et en sport c’est hyper important d’avoir une locomotive. Regardez en football. Il y a eu la génération championne d’Europe en 1984, puis un trou avant celle championne du monde en 1998… Et depuis 2018, les joueurs français sont réclamés dans tous les grands clubs. »
En l’absence d’un joueur de très haut niveau pour guider la nation, les Français « naviguent entre le top 10 et le top 100 mais sans grands résultats qui font qu’on les suive » explique l’ancien présentateur de Stade 2. Conséquence : « Seule la presse spécialisée parle d’eux. Mais plus on parle d’un joueur, plus on a l’impression qu’il est meilleur. Si on ne suit pas les tennismen français, on n’a pas envie de devenir comme eux, alors que si les gens réussissent, on s’identifie à eux. » Pour autant, Gérard Holtz l’affirme, « non, les Français ne sont pas nuls, mais ils manquent de références au plus haut niveau ».
Après la victoire de Marcel Bernard à Roland Garros en 1946, il a fallu attendre 37 ans et le triomphe de Yannick Noah sur l’ocre parisienne pour qu’un Français gagne à nouveau un tournoi du Grand Chelem. Cette année, cette victoire fêtera ses 38 ans. L’année parfaite pour les tennismen français s’ils veulent faire taire les critiques ! Mais avec la tendance actuelle, un tricolore en huitième de finale aurait presque des allures de victoires…
Loïc Bessière et Corentin Sachet