
Quand l’aristocratie française tente de conserver son statut au fil des générations
La fortune fait-elle le bonheur ? Encore faut-il l’entretenir. Si la noblesse a longtemps joui de son héritage, entretenu par la monarchie et le droit d’aînesse, cette ère est révolue. Les aristocrates voient leur patrimoine divisé lors des successions, sans oublier la part de l’État. En dépit de ces changements profonds, l’aristocratie reste bien vivante et s’efforce de maintenir son statut particulier.

Tanguy de Vienne dans le château de Louis-Antoine de Bougainville, à Suisnes. Crédit photo : Marie-Christine Airoldi
Dans son appartement haussmannien de 300 m², face à la tour Eiffel dans le 16e arrondissement, Emmanuel de la Baume se considère comme un être « ordinaire ». Cet aristocrate et ancien châtelain voit son héritage s’amenuiser au fil des années et des générations. « À l’époque de mes grands-parents, les patrimoines étaient conservés entre aristocrates et les familles s’épousaient entre elles afin de conserver leur statut. » Depuis l’abolition du droit d’aînesse à la Révolution française, les aristocrates font face à une fuite d’argent sans précédent. « Désormais, il ne me reste plus grand-chose. Je suis contraint de partager mon appartement avec mon frère, sa compagne et son fils, indique Emmanuel. Chaque château dont dispose ma famille est légué à l’ensemble des enfants, nous contraignant à devoir nous partager les parts de l’héritage et à payer des droits de succession conséquents. »
Au fil des générations, le patrimoine s’amenuise. Il devient compliqué de conserver des châteaux à moins d’avoir assez d’argent pour racheter les parts de chaque héritier ou d’aménager les lieux pour accueillir des mariages, des visites ou même des séminaires.
« Il y a une génération qui construit les richesses et la suivante qui les détruit »
À côté des droits de succession, l’érosion du capital économique de l’aristocratie est aussi la conséquence de l’oisiveté de certaines générations. « Souvent, il y a une génération, méritante, qui construit les richesses et la suivante qui les détruit, analyse Emmanuel de la Baume. Puis il faut bâtir à nouveau ».
Tanguy de Vienne, lui, ne considère pas cette tendance comme une fatalité. Gagner sa vie s’est imposée à lui comme une évidence. Il a donc choisi de créer son entreprise et tente de préserver l’héritage familial. « Mon père vivait comme un aristocrate du XIXème siècle. Ne travaillant pas, plus préoccupé que véritablement occupé par la gestion de son patrimoine, il n’est pas difficile de deviner ce qui lui est arrivé. » et d’ajouter « Ma mère avait conscience de l’anomalie et du décalage que représentait le fait de ne pas travailler à l’époque de mon père. Il n’a donc jamais été question de me projeter dans un modèle similaire ».
« Conserver un château, c’est conserver un style de vie et prolonger une histoire familiale. Le vendre c’est, au moins en partie, y renoncer. »
La situation de fortune n’étant pas héréditaire, la tâche se révèle souvent ardue pour maintenir les propriétés familiales. « Pour diverses raisons, j’ai préféré laisser la propriété familiale (le Château de Thouaré, près de Nantes) à ma sœur et mon beau-frère, tout en m’y étant beaucoup investi pour la restaurer et lui permettre d’être exploitable. Thouaré est aujourd’hui très bien pris en main et la perspective d’une vente est exclue ».
Pour Tanguy, cela ne fait aucun doute. « Conserver un château, ce n’est pas simplement maintenir un statut. C’est surtout conserver un style de vie et prolonger une histoire familiale. Le vendre, c’est, au moins en partie, y renoncer ».
Même s’il y a un côté « gardiens du Temple » et que la propriété familiale est quasi sacrée chez les aristocrates, Emmanuel de la Baume se rend, lui, à une autre évidence. « C’est culpabilisant de vendre un château qui appartient à la famille depuis plusieurs siècles, mais c’est encore plus déraisonnable de le garder ».
Rallyes, mariages et clubs, la trilogie de la continuité sociale
Face à cette menace d’extinction, l’aristocratie s’organise pour sa survie. Elle ne se résume pas seulement à l’existence de l’ANF, association d’entraide de la noblesse française. Certains clubs, à l’instar du Cercle du Bois de Boulogne, se montrent très exclusifs. Il faut être coopté, et si vous portez un nom à particule, cela ne gâche rien. Pour les jeunes en âge de sortir (et de se marier) des rallyes dansants sont organisés. Issues autant de l’aristocratie que de la haute bourgeoisie, ces jeunes personnes se côtoient, presque aussi conscientes que leurs parents de la nécessité de parfois redorer les blasons. Les mariages entre aristocrates ruinés et bourgeois fortunés appartiennent pourtant plus au passé qu’à l’actualité. Une particule, de nos jours, n’ayant plus la même valeur qu’une fortune confortable.
« Les codes, c’est ce qui se perd en dernier »
Que ce soit à travers les lieux qu’ils habitent ou les codes qu’ils cultivent, les aristocrates du XXIe siècle continuent de se distinguer. Vouvoiement systématique, fourchette à gauche de l’assiette les dents vers le bas, proscription du terme « manger » au profit de « déjeuner » ou « dîner » … Les codes sont nombreux, jamais écrits, et rigoureusement entretenus. Y déroger est « commun » et vous exclut plus sûrement que d’être grossier. Mais l’ouverture existe. Comme le précise Tanguy « Un bourgeois qui vit comme un aristocrate finit par en devenir un. Il arrive même que certains, pour le devenir totalement, laissent tomber leur nom par terre et le ramasse en deux morceaux ». Comprenez par-là que la bourgeoisie s’auto-anoblit. Et si le hasard l’a affublé d’un nom commençant par un « d », c’est que la providence donne sa bénédiction. La République n’ayant plus qu’à décliner ce blase sur un passeport corrigé.
Pour un aristocrate, comme pour tout un chacun, s’il est fâcheux de perdre son capital financier, le pire semble encore de perdre son capital culturel. Ainsi, si les divisions entre héritiers et les droits de succession assèchent les héritages, les mœurs et les valeurs traditionnelles de l’aristocratie se maintiennent au sein de la société française. Singulière et ballottée, enracinée dans un passé aussi révolu que fascinant, cette Noblesse vouée à disparaître selon la logique républicaine continue orgueilleusement à naviguer à contre-courant. En dépit de tout, elle s’adapte et se conforme à la seule mode trouvant grâce à ses yeux : l’intemporalité.
Noah Bergot