
Kaïs Saïed ou la théorie du « grand remplacement » à la tunisienne
Les récentes déclarations du président tunisien Kaïs Saïed, fustigeant l’immigration clandestine en provenance d’Afrique subsaharienne ont provoqué une véritable chasse à l’homme dans le pays. Les associations anti-racistes ont depuis dénoncé des arrestations arbitraires, des agressions à l’arme blanche et des expulsions injustifiées à l’égard des ressortissants d’Afrique subsaharienne. Une dérive identitaire ayant pour fondement l’idéologie ouvertement xénophobe du « Parti nationaliste tunisien ».

« Un plan criminel » visant à « modifier la composition démographique arabo-musulmane du pays ». Les propos du chef de l’Etat reprennent à la lettre ceux d’une théorie complotiste ayant vu le jour sur les réseaux sociaux. Reconnu par l’Etat en 2018, le Parti nationaliste tunisien, présidé aujourd’hui par Sofien Ben Sghaier, mène depuis plusieurs années une lutte contre l’« afrocentrisme » et la présumée « colonisation de la Tunisie par les subsahariens ». Les partisans de cette théorie arpentent sans relâche le pays dans le but de trouver de nouveaux adhérents, mais aussi pour faire circuler des pétitions contre ceux qu’ils considèrent comme les « ennemis de la Tunisie ». Pour l’heure, le mouvement d’extrême droite comptabilise sur son compte Facebook 23 000 abonnées, 25 000 sur Tiktok et 1340 sur YouTube.

@MukonoClmnceau
Suite à ces déclarations, le président tunisien a d’emblée reçu le soutien de l’écrivain et polémiste français Éric Zemmour. Ce dernier a tweeté « Les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire. Ici, c’est la Tunisie qui veut prendre des mesures urgentes pour protéger son peuple. Qu’attendons-nous pour lutter contre le Grand Remplacement ? ». Un soutien guère surprenant si l’on compare les propos du président tunisien Kaïs Saïed à ceux du candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle française de 2022. Tous deux partagent la théorie complotiste et xénophobe du « grand remplacement » promue en 2010 par l’écrivain français Renaud Camus. Une théorie qui fait référence à un supposé processus de « substitution des Français de souche » par des immigrés venus principalement d’Afrique. Par ailleurs, ce mouvement fait aussi un lien entre insécurité et immigration, celle-ci représentant une menace pour la préservation de l’identité culturelle d’un pays.
La stratégie du « bouc émissaire »
Étranglé par une crise économique, avec une inflation dépassant les 10 %, le pays est aujourd’hui en proie à une dérive autoritaire. Depuis son élection, le président a limogé son Premier ministre Hichem Mechichi et suspendu le Parlement. Il a également annoncé la levée de l’immunité parlementaire et la prise de contrôle du parquet général. Des coups de force en réponse au mécontentement populaire émanant de la situation économique désastreuse du pays. Après une décennie de dégradation financière, le pays fait aujourd’hui face au mur de la dette publique qui est passé de 45 % à 100 % du PIB. Le pays en est aussi à son 4e emprunt auprès du FMI et les produits de première nécessité se font de plus en plus rares dans les magasins. Selon le chercheur au CNRS Vincent Geisser, « Si la Tunisie s’embrase aujourd’hui sur le sujet de l’immigration, c’est uniquement parce que le pays cherche à désigner un bouc émissaire responsable de la crise sociopolitique et économique que traverse le pays ». Parlant du président tunisien, il ajoute « une fois, il s’en prend aux opposants politiques, une autre fois aux syndicats et là aux migrants. On est donc dans une suite logique d’une rhétorique que l’on pourrait même qualifier de complotiste ».
Une discrimination ancrée dans la société tunisienne
La discrimination envers les communautés noires en Tunisie ne se limite pas seulement aux ressortissants d’Afrique subsaharienne, puisqu’elle touche aussi les citoyens tunisiens noirs nés dans le pays, représentant près de 15 % de la population. Selon Elkabir Ben Ousseini, président de l’association des étudiants et stagiaires comoriens en Tunisie (AESCT), « les propos du président ne font qu’intensifier le racisme déjà implanté en Tunisie. Même si cela ne concerne pas toute la population tunisienne, on observe tout de même une normalisation de la discrimination raciale dans ce pays avec une fracture entre les Tunisiens noirs du sud du pays souvent appelés « Wsif» (esclave) et les Tunisiens blancs souvent appelés «Horr » (libre). Ces appellations font ressortir une division sociale ancrée dans la société tunisienne. »
Khawla Ksisi, militante des droits humains, semble partager cet avis. « Le racisme sociétal de la société tunisienne n’est que le fruit d’un racisme institutionnalisé, planté et nourri par le gouvernement tunisien ». Selon elle, ce racisme est présent depuis des décennies en Tunisie. « La politique d’invisibilisation et de stigmatisation a commencé après l’Indépendance, quand le premier président de la Tunisie Habib Bourguiba a tracé et façonné la République et ses valeurs. Il a instauré un climat inégalitaire où il a totalement écarté les Noirs. Pendant la période de Bourguiba, les Noirs étaient interdits d’occuper des postes de pouvoir et de décision. Il a marginalisé le sud en général et les Noirs venant du sud en particulier. »
Dans un entretien accordé au Huffington post, Saadia Mosbah, présidente de l’association tunisienne M’nemty, partage le même constat. « Le racisme est enraciné dans nos sociétés. Le noir est pour beaucoup un être inférieur. Beaucoup réagissent différemment selon la couleur de peau. L’Européen est ainsi le bienvenu, il est respecté, contrairement aux noirs ».
Nafida Abdillah