[INTERVIEW] Dounia Bouzar : « Pour Daesh, la chair fraîche n’arrive plus »

Comment se fait-il que des adolescents d’univers et cercles différents soient prêts à se faire exploser du jour au lendemain ? Que leur font miroiter les rabatteurs de Daesh ? Quels sont les signes de la radicalisation ? Dounia Bouzar explique à Buzzles comment s’opère l’embrigadement, mais surtout comment elle déradicalise.

Anthropologue du fait religieux et de la laïcité, chercheuse et praticienne, Dounia Bouzar incarne aujourd’hui la lutte contre l’idéologie djihadiste. Grande prêtresse de la déradicalisation, elle se bat pour ramener à la raison les jeunes victimes des rabatteurs de Daesh. Fondatrice du Centre de prévention des dérives liées à l’islam (CPDSI), elle est à l’initiative des principales méthodes de désembrigadement expérimentées sur le terrain. En 2014, le ministère de l’Intérieur mandate le CPDSI pour former le personnel des cellules préfectorales dédiées à la déradicalisation. Accompagnée de son équipe, Dounia Bouzar aidera plus de 1 134 adolescents à « déconstruire leur radicalité ». Mais la « séquence déchéance de nationalité » aura raison de l’alliance entre la chercheuse et le gouvernement. En février 2015, le CPDSI annonce qu’il ne renouvellera pas son mandat public, en précisant que Dounia Bouzar reprend son activité de formatrice via son cabinet Bouzar Expertises.

Comment Daesh arrive-t-il encore à enrôler ces jeunes, maintenant que les véritables motivations des terroristes sont connues ?

Il ne faut pas oublier qu’avant de déguiser l’idéologie djihadiste en utopie, Daesh a d’abord une approche émotionnelle et anxiogène, qui va persuader le jeune qu’il ne peut plus faire confiance à personne autour de lui. Professeurs, éducateurs, parents et surtout les médias, sont considérés comme ceux qui colportent la théorie du complot contre l’Islam. Tout est délégitimé par la grille paranoïaque que les djihadistes installent chez les jeunes embrigadés, qui vont se couper de toute information. 

Des garçons, des filles, aux religions et origines sociales différentes, deviennent des cibles. Comment est-ce possible ?

La grande différence avec Al-Qaïda, c’est que Daesh a un territoire et a besoin de femmes pour faire de futurs soldats. C’est pour ça qu’il s’attaque à des adolescents et à des femmes qui n’ont rien à voir avec cet univers. Les gamins parlent avec des inconnus sur internet, qui se révèleront être des rabatteurs. Ils vont cerner le profil de chaque jeune, pour lui présenter un motif d’engagement qui correspond à son idéal. Chaque jeune radicalisé devient à la fois victime et rabatteur.

Quels sont les signes qui indiquent qu’un jeune est en voie de radicalisation ?

Il n’y a pas de radicalisation sans rupture avec la société, désaffiliation et désincarnation. Le jeune va arrêter de parler à ses amis, qu’il pense « endormis ». On va lui dire que les francs-maçons veulent l’hypnotiser. Il se retrouve dans un monde qui lui fait peur et va arrêter toute activité de loisirs. S’en suit la rupture avec l’école. Il y a des gamins qui passent de 18 à 2 de moyenne d’un coup ! Et puis il y a la rupture avec la famille. Les parents vous disent : « On dirait qu’il ne ressent plus rien, on arrive plus à parler avec lui ».

En quoi consiste votre méthode ?

La première étape consiste à rassurer le jeune avec ses proches. On lui rappelle des souvenirs et des sentiments qu’il a éprouvés. Tout se passe à son insu. Pour la deuxième étape, on tend un guet-apens au jeune pour le confronter à un djihadiste repenti. Dès que le repenti cite Abou Machin, il parle de proches du jeune et un effet de miroir s’opère. On cherche à ouvrir une brèche et semer le doute dans son esprit avec des informations contradictoires. Progressivement, il va déconstruire sa radicalité. Puis on le voit tous les quinze jours pour travailler doute après doute. En général, on les stabilise au bout d’une petite année.

Est-ce que ça marche ? Vos détracteurs comme la sénatrice centriste Nathalie Goulet vous reprochent des résultats invérifiables

Nathalie Goulet est bien placée pour savoir qu’on a un comité de contrôle interministériel  auprès duquel on a dû pointer tous les mois. Pour le moment, aucun des 1 134 jeunes suivis n’est passé à l’acte et 285 sont stabilisés après avoir suivi la méthode du début à la fin. Les autres sont pris en charge par les professionnels qu’on a formés, ou par des services psychiatriques.

Vous avez travaillé avec 43 préfectures. Quelle était votre mission auprès des cellules anti-radicalisation ?

On a mis en relation des familles avec leurs préfectures, et les préfectures nous ont sollicités pour des nouveaux cas. Ensuite on allait sur le terrain, pour expliquer notre méthode et former les équipes. A partir de nos informations, ils ont construit leur propre manière de faire. Ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus appliquer leur grille de lecture d’éducateurs et de psychologues traditionnels.

On vous a reproché de ne pas avoir de bureaux officiels, ni d’effectif suffisant…

On a eu l’interdiction d’avoir des bureaux car on nous aurait fait exploser en une semaine ! Sinon, on a fonctionné à seulement six personnes car à chaque fois que je prenais un diplômé bac + 5, il tenait deux mois et partait en dépression. On a quand même eu six tentatives d’infiltration par al-Nosra et on a désamorcé trois tentatives d’attentats sur le CPDSI. On a vécu là-dedans et pendant ce temps, d’autres polémiquaient!

Maintenant que vous n’êtes plus sous mandat ministériel, n’y-a-t-il pas une perte de légitimité?

Excusez-moi mais c’est le contrat public qui m’a fait perdre ma légitimité. En acceptant l’argent du ministère, on m’a traitée de voleuse qui vend mes bouquins et fait de l’argent sur la radicalité. Je l’ai dit à Bernard Cazeneuve : « J’ai donné ma vie, j’ai failli la perdre plusieurs fois, et je perds ma légitimité… Merci beaucoup ». Aujourd’hui je suis soulagée de retourner à mon activité, mais je culpabilise parce qu’il y a encore des jeunes à stabiliser. Je vais garder le contact, bénévolement. 

Quel sont les projets du CPDSI désormais ?

Le CPDSI était construit pour la mission ministérielle. C’était une parenthèse dans ma vie. Mon cœur de métier c’est de former les professionnels, donc je rapatrie tout le monde dans mon cabinet Bouzar Expertises et on va continuer à transmettre, sans argent public. Le centre devient une association bénévole et va construire une école de déradicalisation gratuite par internet. On va aussi créer des outils pour aider la police à cibler les gens qu’il faut mettre sur écoute.

Que pensez-vous des centres de déradicalisation qui verront le jour dans chaque région en 2017 ?

Il n’y a que Manuel Valls qui pense qu’il y a des radicalisés qui vont volontairement vouloir se déradicaliser. S’il est au courant du processus, le jeune va appeler Daesh qui va lui apprendre à dissimuler : « Fais un peu de rap, mange un peu de porc et ils classeront ton dossier ». Et puis la déclaration selon laquelle des repentis devraient aller dans ces centres me fait peur. Est-ce qu’on fait confiance à un repenti ou est-ce qu’on part du principe que « terroriste un jour, terroriste toujours » ? Il va falloir trancher. 

Vous êtes très exposée, avez-vous déjà été menacée ?

Evidemment. Daesh a bien vu l’efficacité, la chair fraîche n’arrive plus. On m’a imposé six officiers avec des mitrailleuses 24h/24. Daesh m’a menacée dans ses journaux de propagandes et à travers les communications avec nos jeunes. Ils ont envoyé des gens pour prévoir des attaques quand on était dans des salles d’hôtels. La police nous a sauvés une bonne dizaine de fois. Dans l’équipe on a tous déménagé et déscolarisé les petits enfants. Ça a été une horreur !

Propos recueillis par Gaspard Poirieux

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