
[L’Extra-Ordinaire] Anne Lorient brise le tabou des femmes sans-abri

Crédit photo / Charlotte Quéruel
Anne Lorient a vécu près de 20 ans dans la rue. Violée à de nombreuses reprises aujourd’hui elle consacre son temps à aider les femmes sans-abri.
« Mes années barbares »
« On devient invisible, pour les autres mais aussi pour soi-même ». Confortablement assise devant un café Anne Lorient, la cinquantaine, sourit. Légèrement en retrait, elle masque son émotion.
Sans tabou, elle raconte ses « années barbares ». Issue d’une famille bourgeoise du nord de la France, elle subit l’inceste pendant douze ans. À 18 ans, fuyant cette souffrance, elle trouve refuge à Paris. Mais encore, elle y retrouve la violence. C’est ainsi que seule, à la rue, violée, son combat pour survivre commence. Lutter pour se nourrir. S’habiller. Se laver. Dormir. Lutter pour
supporter le regard des autres ou pire : leur indifférence.
Finalement Anne vit 17 ans dans la rue et endure une centaine de viols. Pour éviter les agressions à répétition elle se camoufle, se « déguise en homme ». Elle devient invisible. Pendant ces années de solitude et d’isolement, elle donne naissance à deux enfants. Le premier sur un trottoir après avoir fait un déni de grossesse. Sous son manteau elle le cache, pendant deux ans, de peur qu’il lui soit retiré.
Se reconstruire petit à petit
« Je suis encore sauvage ». Anne Lorient est sortie de la rue il y a 14 ans mais confie avoir encore du mal à se reconstruire. Cette quinquagénaire que rien ne semble pouvoir ébranler, a beaucoup batailler pour surmonter son traumatisme. Ses enfants, « ce sont [ses] moteurs ». Grâce à eux, Anne a eu la force de se réadapter à la vie en société. « On met du temps à atterrir » explique-telle. Pendant quelques années, tous les trois ont dû apprendre ou réapprendre « les codes et les obligations » de ce monde. Petit à petit, cette maman de deux adolescents s’est « reconstruite ». Aujourd’hui ils vivent dans un logement social obtenu avec l’aide d’une association. Anne perçoit
une allocation adultes handicapés victimes de viols.
Dix ans après être « revenue à la vie normale », elle a souhaité parler, raconter, témoigner. Comme pour se libérer de ses souvenirs, elle rédige son premier livre. Mes années barbares, paraît en 2016, co-écrit avec Minou Azoulai, journaliste, réalisatrice et productrice. « Je ne voulais pas de pathos, je voulais montrer que j’ai réussi à m’en sortir » précise l’auteure.
Ses combats
Aujourd’hui Anne Lorient brise le tabou, parler de l’indicible devient son leitmotiv. En 2018, elle écrit à six mains « Humains dans la rue ». Pour sensibiliser le grand public au sort des sans-abri, elle se bat contre l’indifférence. « Parce que vivre dans la rue c’est faire face à la solitude ». Avec l’aide de l’association Entourage, cette militante forme des « maraudeurs ». Elle apprend aux riverains et aux bénévoles à aller à la rencontre des personnes en grande précarité. Sourire, dire bonjour, se présenter, discuter. Autant de gestes pour dire stop à l’exclusion.
Anne recrée du lien en animant également des ateliers d’art, avec les femmes sans-abri par exemple. Vivre dehors en tant que femme c’est être une cible privilégiée : « dans la rue c’est une femme violée toute les 8h ». Le manque d’intimité entraîne la perte d’estime de soi. D’après l’INSEE, 30% des personnes à la rue sont des femmes.
« J’ai provoqué le destin »
Lors d’une rencontre fortuite avec Anne Hidalgo, l’écrivaine lui offre son livre. Espérant simplement que la maire de Paris prenne le temps de le lire. « J’ai provoqué le destin » s’exclame fièrement Anne. Et ça a fonctionné : un entretien marque « le début d’une grande aventure ». Une année s’est écoulée depuis cette entrevue. Le 14 décembre dernier, ces deux femmes inaugurent, main dans la main, un centre d’accueil pour femmes, au cœur de l’Hôtel de Ville de Paris. C’est avec bonheur que Anne Lorient présente le projet. Un lieu pour que « les femmes puissent se reposer ». Un lieu sûr « car on ne dort pas quand on est une femme à la rue » rappelle Anne. Un lieu « pour redonner confiance » car dans les centres d’accueil mixte « il y a des viols, des vols, de la violence ». Les femmes craignent les abus, presque systématiques. Alors dans ce lieu immense, spécialement équipé pour préserver leur intimité, elles reprennent confiance. L’équipe encadrante n’est composée que de femmes, ensemble elles échangent beaucoup et prennent le temps de « souffler ». Bénévole régulière, Anne confie : « je veux leur montrer qu’on peut s’en sortir ».
Charlotte Quéruel