« A l’hôpital, il y a une banalisation de la violence ! »

Valérie Auslender, médecin généraliste au pôle de santé de Sciences Po, sort un livre polémique Omerta à l’hôpital (Ed.Michalon). Avec plus de 130 témoignages d’étudiants en santé, elle dénonce les humiliations et exploitations subies par les élèves infirmiers, aides-soignants ou internes en milieu hospitalier.

Insultes, humiliations, exploitation… C’est le quotidien de certains étudiants en médecine. Dans un livre intitulé Omerta à l’hôpital (Ed.Michalon), Valérie Auslender, médecin généraliste au pôle de santé de Sciences Po, a rassemblé 130 témoignages accablants d’élèves infirmiers, aides-soignants ou internes en médecine. Buzzles a pu s’entretenir avec l’auteure.

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Valérie Auslender, auteure de Omerta à l’hôpital (Ed.Michalon), brise un tabou en dénonçant les violences subies par les étudiants en santé. (Crédits photo : Julie Reggiani)

 

D’où vient l’idée d’écrire ce livre ?

C’est parti d’un constat personnel pendant mes études. J’ai été témoin de violences qui m’ont toujours dérangée. En 2013, dans le cadre de ma thèse de doctorat en médecine générale, j’ai interrogé 1472 étudiants en médecine en leur demandant s’ils avaient été déjà confrontés à des violences durant leurs études. Plus de 40% d’entre eux ont déclaré subir des pressions psychologiques, près de 50% des propos sexistes, 9% des violences physiques et près de 4% du harcèlement sexuel. Du coup je me suis intéressée à la population des étudiants en soins infirmiers. J’ai trouvé une étude, celle de la FNESI (Fédération Nationale des Etudiants en Soins Infirmiers), montrant que 85.4% des étudiants en soins infirmiers vivent cette formation comme violente. C’est là que j’ai décidé en août dernier de lancer un appel à témoins pour essayer d’évaluer cette souffrance qui était annoncée à travers les chiffres.

« L’interne n’est pas un être humain, c’est un esclave comme dans l’ancien temps », « il n’y a pas de places pour les faibles ». A la lecture de ce livre, le milieu hospitalier apparaît comme violent. Pourquoi tant de violences à l’hôpital ?

Il ne faut pas généraliser la violence à l’hôpital. J’ai recueilli 130 témoignages pour réaliser ce livre. Il faudrait faire des études quantitatives pour voir si cela correspond à beaucoup d’étudiants ou s’il s’agit juste d’un petit échantillon. En tout cas, lorsqu’on lit les réactions sur les réseaux sociaux, la plupart se sentent concernés par ce qui est dit dans mon livre. Cela semble être des milliers de personnes.
Plusieurs raisons expliquent cette violence. Dans les études de médecine, il y a des traditions, des coutumes. Le bizutage et l’esprit carabin (humour à connotation sexuelle, NDLR) sont très présents, c’est presqu’un passage obligé. La hiérarchie est sacralisée, elle se doit d’être respectée. Beaucoup s’y soumettent malgré les humiliations subies. De plus, les études de médecine sont basées sur le compagnonnage. Les étudiants apprennent par la transmission d’un pair. Ces mêmes personnes qui transmettent le savoir peuvent parfois être maltraitantes. Les experts que j’ai interrogés ne voient pas de spécificité à ces violences, outre le fait que cela se passe à l’hôpital. C’est d’autant plus choquant qu’il s’agit d’un milieu où on s’attend à davantage de bienveillance et d’humanité.

Pourquoi est-ce si tabou dans le débat public ?

L’hôpital est un système clos où les conflits vont se régler en interne. Les humiliations font partie du quotidien des étudiants, il y a une banalisation de la violence. Quand les étudiants arrivent en milieu hospitalier, on leur dit que cela fait partie du système, du  «package des études à l’hôpital ». Ils ne vont pas se plaindre puisqu’on leur explique que c’est normal. Heureusement, il existe des services où les formateurs transmettent leur passion avec pédagogie.

Sortir ce livre en pleine campagne électorale, est-ce une manière d’interpeller les politiques ?

Oui, ça a été bien évidemment un choix de le sortir durant la campagne présidentielle. On ne voulait pas trop tarder pour que les pouvoirs publics s’emparent de ce sujet qui est une véritable question de santé publique. On voulait profiter de cette période pour que cela suscite une réaction de la part des politiques, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.

Quelles seraient les solutions pour mettre fin aux humiliations et exploitations subies par les internes ?

Les langues doivent se délier. Les étudiants doivent parler et dénoncer de façon systématique quand ils sont victimes de violences. Les experts expliquent qu’il y a des responsabilités individuelles, ça c’est indéniable. Quand on humilie devant les patients et les équipes médicales un étudiant, on ne parle pas de manque de moyens. Maintenant, il est évident que ces maltraitances s’inscrivent dans un contexte de dégradation des conditions de travail. Les soignants n’ont plus le temps de s’occuper correctement de leurs patients, ils n’ont plus le temps de former correctement leurs étudiants. Il faut former les professionnels de santé au tutorat pour qu’ils puissent former les internes. Mais il faut aussi leur donner les moyens de les former. Revoir l’organisation managériale de l’hôpital en apportant des effectifs corrects aux infirmières et aux médecins pour qu’ils puissent travailler dans de bonnes conditions reste l’une des principales priorités. Ceux qui pâtissent le plus de cette situation sont ceux qui sont au plus bas de l’échelle, c’est-à-dire les internes.

Avec ce livre, n’avez-vous pas peur de dissuader certaines personnes de se lancer dans la médecine ?

C’est une remarque intéressante. Probablement qu’il existe un risque de dissuader des personnes de faire des études en médecine, mais je pense qu’il ne faut plus cacher cette réalité. Il faut arrêter de banaliser et de faire comme si rien ne se passait. Si j’avais repris mes études de médecine aujourd’hui, j’aurais réfléchi à deux fois avant de commencer mes études. J’aurais préféré être au courant du système plutôt que d’être surprise et d’être scandalisée par ces violences. Après c’est un avis personnel, évidemment que cela peut pousser quelques personnes à renoncer à la médecine.

Des actions sont-elles entreprises pour lutter contre ces abus ?

La FNESI est la seule association qui représente en France les 90 000 étudiants. Ils mettent en place des actions pour défendre les étudiants en soins infirmiers, ils ont des cellules d’écoute, ils les informent sur leurs droits, ils les orientent vers des professionnels de justice s’il faut déposer plainte. Au niveau médical, il existe des cellules d’écoute qui commencent de plus en plus à se développer grâce à des syndicats d’internes ou des facultés. Des internes en psychiatrie sont chargés d’écouter et de répondre à la souffrance des étudiants. Mais la FNESI n’est tenue que par des étudiants qui ont souvent parfois peur des représailles. C’est difficile pour eux de faire des démarches procédurières et judicaires étant donné qu’ils n’ont pas fini leurs études.

Marvin Guglielminetti