Dis-moi comment tu rappes, je te dirai qui tu es

Jul bat des records de vues sur YouTube, Damso cartonne sur Spotify, PNL est invité dans l’un des plus prestigieux festival du monde. Aucun de ces trois rappeurs ne se ressemble mais ils partagent un succès certain. À travers les mots, le flow et leur audience… La data apporte un éclairage inédit sur dix rappeurs francophones du moment.

Ils ont conquis le cœur et surtout la playlist des Français. Aujourd’hui, les rappeurs peuvent se targuer d’une très grande popularité et d’une influence croissante. En multipliant les styles, en diversifiant leurs talents et en s’attaquant à des terrains où ils ne sont pas forcément attendus (cinéma, mode…), les artistes dont la musique se rapporte au mouvement hip-hop continuent leur conquête.

Comment chantent-ils ? Quel vocabulaire emploient-ils ? Leur succès est-il corrélé au nombre de mots rappés ou à la rapidité de leur flow ? Décryptage, à travers la donnée, de la réussite de dix rappeurs majeurs de la scène francophone.

 

 

Rapper rapidement, est-ce bien rapper ? Rapper efficacement ? Après deux décennies dédiées à la performance technique, le rap français mute. La tendance du rap ultra-rapide portée par l’américain Eminem est révolue (au moins en partie). Une mode qui a traversé l’Atlantique et a trouvé de quoi s’épanouir dans les textes de beaucoup, comme Maître Gims.

À l’aube de 2018, la scène rap francophone affiche une tendance vers les artistes… qui prennent leur temps. Les lentes sonorités d’une partie des rappeurs populaires du moment attestent de ce changement. Le meilleur exemple demeure le groupe PNL : les deux frères ont transcendé le milieu avec des sons d’un calme déroutant.

L’avènement du « cloud rap »

Le style porte désormais un nom précis, le « cloud rap », littéralement le « rap nuage », qui se réfère à l’aspect planant des musiques. Ces mélodies qu’on aurait envie de qualifier de « vacancières » s’éloignent des traditionnels rythmes rap ; qu’à cela ne tienne, l’originalité aura fait inviter PNL à Coachella (festival américain très prisé).

 

Sofiane délivre le plus de mots par minute, PNL le moins

Les rappeurs les plus populaires ont le débit le plus faible (cliquez sur l’image pour accéder à la version interactive). [Crédit – LP, GT, HG].

 

PNL prononce en moyenne 105 mots par minute sur l’ensemble des morceaux sélectionnés. En comparaison, pour Sofiane, c’est plus de 172 par minute. Premier en termes de débit, il jouit d’une popularité nettement moins étendue que celle d’Ademo et N.O.S (PNL). L’autre ovni de ce classement ? Jul. Avec 128 mots à la minute, l’auteur de Tchikita renverse lui aussi le cliché du rappeur à la vivacité hors du commun. Pourtant, il n’est ni plus ni moins que le rappeur le plus écouté en France.

Une évolution chez ces rappeurs au faible débit qui n’est pas sans rappeler les rappeurs américains, qui laissent une place prépondérante à l’instrumental (phénomène grandissant en France). Lorsqu’on voit le succès de 21 Savage à l’international sur ces lents tempos, nul doute que les MCs français sont dans une démarche universelle.

Un langage riche est-il une nécessité ?

Le cliché du rappeur analphabète est volontiers véhiculé par de nombreux médias. De même, certains rappeurs souffrent de préjugés construits sur la seule image qu’ils renvoient. Jul ? Illettré. Nekfeu ? Génie des mots. Booba ? Lexique limité et uniquement vulgaire.

Le rap n’est pas qu’une affaire de débit de parole et de quantité de mots délivrés. Il est impératif d’étudier les textes des rappeurs de manière qualitative, en disséquant leur vocabulaire et en le comparant à leur popularité respective. En s’intéressant à la longueur des mots utilisés (proportion de mots de 3 syllabes ou plus dans les textes) et à la richesse du lexique (proportion de mots utilisés une seule fois dans les textes), on parvient à dresser une carte du vocabulaire des rappeurs sélectionnés, ainsi qu’un profil du « rappeur francophone à succès » moyen.

 

Les pastilles sont réparties de la façon suivante.
Plus le rappeur est haut, plus il utilise de longs mots.
P
lus le rappeur est à droite, plus il utilise de mots différents.
P
lus la vignette est grande, plus le rappeur est écouté (YouTube).

Jul avare en mots, Niska dans la moyenne, Orelsan sur orbite

Un langage varié et des mots longs ne sont pas forcément nécessaires pour être écouté (cliquer sur l’image pour accéder à la version interactive). [Crédit – LP, GT, HG].

 

La data dessine un groupe de tête (Orelsan – 12% de mots longs et 28% de mots uniques, Booba – 10% et 29%, Damso – 10% et 28%) et une queue de peloton (Jul – 7% et 22%, Kaaris – 7% et 23%). Se distinguent aussi les artistes qui utilisent très peu de longs mots, mais une grande proportion de mots non répétés (PNL et Lacrim), tandis que Niska et Sofiane sont ceux qui se rapprochent le plus du « rappeur à succès » moyen.

Mots courts = succès ?

Jul et le duo PNL sont les artistes les plus populaires, mais font aussi partie de ceux qui utilisent le moins de mots de 3 syllabes ou plus. Ils se différencient toutefois par le pourcentage de mots non répétés (22% pour Jul – soit la valeur la plus faible de la sélection, contre 29% pour PNL – soit la valeur la plus haute de la sélection).

Le graphique semble valider l’idée qu’Orelsan (artiste le moins populaire des 10 sélectionnés) manie les mots avec excellence. Il est moins flatteur pour Nekfeu, qui est en deçà des valeurs moyennes, alors qu’il bénéficie d’une image très positive dans les grands médias.

Un autre élément intéressant transparaît dans le graphique : le profil très similaire de Damso et de Booba, tous les deux membres du même label discographique (92 Injection). Une preuve que Damso a notamment gagné en popularité aux côtés de Booba, son « parrain » dans le rap francophone.

Avoir son propre univers

Pour conquérir un public et rassembler des fans, un rappeur doit à la fois être original et fidèle à sa personnalité. Chacun de ces dix rappeurs star a développé son propre monde et mis en avant ses valeurs à travers ses textes. Lacrim mise sur son passé de voyou, Sofiane sur son attachement à la cité, Orelsan rappe son quotidien de loser naïf…

Une fois l’univers bien défini, le vocabulaire minutieusement choisi et le débit de mots régulé, il est temps d’envoyer les clips sur YouTube (plateforme gratuite) et les morceaux en écoute sur Spotify (site de streaming payant).

Certains privilégient YouTube, à l’image de Jul, qui abreuve ses fans d’albums gratuits et de chansons en accès illimité. D’autres utilisent peu le site de partage de vidéos, comme Damso. Le belge publie uniquement des clips de ses morceaux les plus populaires sur Youtube et balance des freestyles de temps à autre sur les réseaux sociaux, sous la forme de simples fichiers audio sans titre.

 

Jul roi de Youtube, PNL et Damso princes de Spotify

Le « rappeur francophone à succès » moyen cumule 30 millions de vues sur Youtube et 9 millions d’écoutes sur Spotify (cliquer sur l’image pour accéder à la version interactive). [Crédit – LP, GT, HG].

 

Sur YouTube, Jul est empereur en son royaume. Le Marseillais se place largement devant ses concurrents, avec environ 53 millions de vues en moyenne pour ses quinze morceaux les plus écoutés. Derrière lui, le duo PNL (40 millions de vues) publie peu de morceaux sur la plateforme, mais leurs clips très réfléchis mettant en scène une histoire de règlements de compte entre dealers concurrents ont su capter l’attention du public et créer une attente de l’audimat. Niska et ses clips dansants et très visuels n’est pas loin (38 millions de vues), devant Booba (34 millions de vues) et Lacrim (30 millions de vues).

Un ordre de grandeur totalement chamboulé si l’on comptabilise le nombre d’écoutes moyen de ces mêmes morceaux sur Spotify. Jul (9 millions d’écoutes) se retrouve relégué au quatrième rang, derrière PNL et Damso (15 millions d’écoutes). Les chansons de Niska sont également très streamées (12 millions d’écoutes), devant les productions de Jul et Nekfeu (9 millions d’écoutes). Lacrim, dont les clips et la web-série Force et Honneur sont populaires sur YouTube, ne retrouve pas la même influence sur Spotify, distancé par ses concurrents avec 4 millions d’écoutes en moyenne. Orelsan et Sofiane sont quant à eux suivis par une audience de taille similaire, à quelques longueurs derrière Kaaris et Booba.

 

Réseaux  de Niska et Tchikita  de Jul au sommet des charts

Réseaux de Niska est le tube le plus écouté de ces dix rappeurs, juste devant Tchikita de Jul (cliquer sur l’image pour accéder à la version interactive). [Crédit – LP, GT, HG.]

 

S’impliquer sur YouTube ou privilégier le streaming ?

Le choix de délaisser YouTube ou d’en faire une priorité trouve un certain écho sur les tubes les plus connus de ces dix rappeurs. Si Réseaux de Niska et Tchikita de Jul sont loin devant sur YouTube comme sur Spotify, Damso aurait pu espérer côtoyer les deux hommes de tête en termes de visionnages, tant son morceau Macarena truste les premières places des charts Spotify (39 millions de streams, derrière Réseaux – 46 millions – mais devant Tchikita – 28 millions).

Malgré ce succès en streaming, le MC belge paye son manque d’implication sur la plateforme gratuite (47 millions de vues pour Macarena, contre 96 millions en moyenne pour ses concurrents). Tout le contraire de Lacrim, très engagé sur YouTube (le rappeur de 32 ans a publié sur sa chaîne la série Force et Honneur, fiction racontant sa sortie de prison et son retour aux affaires) mais peu streamé sur Spotify (11 millions d’écoutes pour son single A.W.A. contre 25 en moyenne chez ses concurrents).

Quant à Booba, les notes sénégalaises de son morceau DKR résonnent autant que celles de DA de PNL sur la plateforme gratuite (102 millions de vues pour DKR, 103 pour DA), mais le single de « B2O » fait la différence sur les écoutes en streaming (28 pour DKR, 22 pour DA). Les vues sur YouTube et les streams Spotify de Tchoin (Kaaris) et On verra (Nekfeu) se situent juste en dessous de la moyenne, nettement devant Tout l’monde s’en fout de Sofiane, A.W.A. de Lacrim et Basique d’Orelsan.

Difficile de répondre à la question « Comment faire un tube ? », posée par Damso. Il semble que chaque rappeur ait sa recette.

Lucas Philippe
Harold Girard
Guillaume Truillet

Méthodologie

Les dix rappeurs sélectionnés composent une grande partie de la scène rap francophone actuelle et s’y sont installés avec un succès certain et vérifiable par leur audience et leurs certifications. Cette liste n’est donc pas un top des rappeurs les plus populaires, des plus écoutés ou des « meilleurs » rappeurs (notion au paroxysme de la subjectivité).

 

Les statistiques des dix artistes ont été produites à partir de leurs 15 morceaux les plus visionnés sur Youtube. Le nombre de streams Spotify a été comptabilisé sur ces mêmes morceaux. Une autre méthode aurait logiquement apporté des résultats différents. Rien d’exhaustif donc dans cette enquête mais des tendances générales dégagées selon les critères cités précédemment. Sur Youtube, ont été additionnées les vues du son (audio seulement) et du clip quand il fait état d’une seconde publication de la part de l’artiste.

 

Les nuages de mots ont été réalisé selon les textes des quinze morceaux les plus écoutés sur YouTube des dix rappeurs. Ces paroles ont été récupérées sur le site Rapgenius.com. Les pronoms et prépositions ont été retirées du décompte, car ils étaient évidemment répétés par tous les rappeurs en bien plus grande proportion que les autres mots.

 

Morceaux sélectionnés

 

Jul : Tchikita, Ma Jolie, Wesh alors, Mon bijou, EN Y, On m’appelle l’ovni, Mon amour, Comme d’hab, Lova, Emotions, C’est le son de la gratte, Drôle de dame, Coucou, Elle et l’autre, My World

PNL : DA, Le monde ou rien, Naha, Oh Lala, J’suis QLF, Onizuka, J’suis PNL, Dans ta rue, Bené, Simba, Je vis Je visser, Tempête, La vie est belle, Mowgli, Gala Gala

Damso : Mwaka Moon, Macarena, Mobali, N. J Repspect R, BruxellesVie, Pinocchio, Autotune, Debrouillard, Graine de Sablier, Vitrine, J’suis dans l’Tieks, Nwaar Is The New Black, Periscope, Comment faire un tube, Appelez ça comme vous voulez

Niska : Réseaux ; Salé ; Freestyle PSG ; Chasse à l’homme ; Commando ; B.O.C ; Carjack Chiraq ; J’suis dans l’baye ; Charlie Delta Charlie ; Maître-Chien ; J’suis dans l’truc ; Allô Maître Simmonard ; Boug en plus ; Boug mwen ; TubaLife

Booba : DKR ; 92i Veyron ; Validée ; Tombé pour elle ; AC Milan ; Kalash ; ELEPHANT ; Comme une étoile ; Caramel ; Turfu ; Scarface ; Pinocchio ; Maître Yoda ; Bakel City Gang ; OKLM

Kaaris : Tchoin ; Blow ; Arrêt du cœur ; Nador ; Or Noir ; Se-vrak ; Bling-bling ; S.E.V.R.A.N. ; Le bruit de mon âme ; Poussière ; Paradis ou enfer ; Zoo ; Crystal ; 80 ZETREI ; 63

Sofiane : Tout l’monde s’en fout ; Mon ptit loup ; Toka ; 93 Empire ; Ma cité a craqué ; Police Nationale ; Épisode 10 ; Laisse pas traîner ton fils ; Le cercle ; Saint-Denis 93 ; Épisode 3 ; Pégase ; Fais le mouv’ (Remix) ; Marseille-Castellane ; Elle était belle

Orelsan : Basique, Suicide Social, Des histoires à raconter, La Terre est ronde, Ils sont cools, A l’heure où je me couche, Si seul, Plus rien ne m’étonne, Tout va bien, Inachevés, Regarde comme il fait beau, Fais les backs, Bloqué, J’essaye j’essaye

Lacrim : A.W.A, On fait pas ça, Gustavo Gaviria, Sablier, Corleone, Pocket Coffee, Poutine, Brasse au max, Mon glock te mettra à genoux, Colonel Carrillo, Oh bah oui, J’ai mal, Billets en l’air, Voyous, Tout le monde veut des lovés

Nekfeu : On verra, Ma dope, Les princes, Tempête, Nique les Clones Pt II, Egérie, Princesse, Martin Eden, Reuf, 7 : 77 AM, Plume, Mon âme, Le bruit de ma ville, Jusqu’au bout, Mal aimé

Infogram, WordItOut et Wordcounttools ont été utilisés pour réaliser les infographies.

 

 

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